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mais surtout admirer. Il y a des artistes qui par l’intelligence restent au-dessous de l’œuvre qu’ils produisent, Bellini par exemple, d’autres qui lui sont supérieurs. Berlioz me paraît de ce nombre, et si belle que soit la part due à son œuvre, celle qui revient à son intelligence la passe encore.

Gluck, Beethoven, étaient ses dieux ; sur Mozart, il montrait des réserves, et ne s’agenouillait que devant la Flûte enchantée ; ensuite venaient Weber et Spontini. Sur le tard, le Théâtre-Italien l’avait conquis, seulement lorsqu’il eut cessé d’être journaliste ; il le fréquentait en amateur, en désœuvré, tout heureux de se montrer bon prince, de se laisser amuser, charmer et ravir même, — ces natures-là ne font rien qu’à l’excès, — par des choses que sa critique eût réprouvées, et goûtant je ne sais quel voluptueux raffinement à ce dilettantisme clandestin. Il connaissait comme pas un Virgile et Shakspeare surtout. J’ai vu des Anglais le consulter sur leur poète. Virgile lui valut d’écrire cette partition des Troyens, cause de tant de soucis d’abord et plus tard d’un si profond découragement, tandis que Shakspeare n’a jamais fait que lui porter bonheur. La symphonie de Roméo et Juliette et ce délicieux petit opéra de Béatrice et Bénédict, tout de suite applaudi sans conteste, sont les meilleures preuves de cette influence. En dépit d’un certain manifeste lancé par lui sous forme d’article de foi, et dont s’émut beaucoup dans le temps l’Allemagne philosophante, ce qu’il pensait sur Richard Wagner, il ne l’imprimait pas : tout ce grand bruit autour du maître de Leipzig l’ennuyait, l’agaçait. Il y a au fond de la conscience humaine une voix qui ne se tait jamais et qui dit tout, une voix qui, même dans le silence de l’individu, proteste contre les injustices du sort. Berlioz avait une vraie complexion d’artiste. Susceptible à tous les froissemens, à toutes les intempéries, ce qu’il a dû souffrir reste un secret. Il avait poussé l’orchestre aux grandes sonorités nouvelles, et de ce mouvement imprimé par lui, un autre recueillait la gloire. On disait bien : Wagner et Berlioz ; mais son nom ne venait qu’en second, et lorsque les journalistes allemands, s’imaginant de changer en trio ce duo déjà déplaisant, inscrivirent sur leur drapeau : Wagner, Berlioz et Liszt, sa mauvaise humeur n’y tint plus. À ces vexations douloureusement ressenties, de pires amertumes, de plus cruels chagrins, se mêlèrent. Ses Troyens, qui peut-être à l’Opéra eussent triomphé, furent défaits au Théâtre-Lyrique ; l’an passé, il perdait un fils, officier de marine, et ce deuil dont il ne s’est pas relevé le prenait au retour d’un voyage glorieux en Russie et en Allemagne, au lendemain des succès les plus consolans décernés par l’étranger.

La cantate de Sardanapale, écrite à l’Institut sous le feu des canonnades de la révolution de juillet", valut à Berlioz d’aller passer quelques années en Italie. Déjà son cœur, qu’il avait très sensible, comme on disait au temps de l’Héloïse, et son imagination très ardente, s’étaient