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brûlante et une énergie virile. Livie use les obstacles par la patience, comme la goutte d’eau use le rocher ; Agrippine va droit au but, elle attaque, elle renverse. Livie est chaste et garde un parfum de simplicité républicaine ; Agrippine n’a point de sens, mais elle fait de son corps l’instrument de son ambition et la marchandise qui achète le pouvoir. Livie a un front d’ivoire, calme, beau, souriant, même à soixante-dix ans ; Agrippine a un front d’airain que rien ne fait pâlir, mais tourmenté et trahissant la maturité avant l’âge. Livie, douce et complaisante aux passions d’Auguste, a fermé les yeux sur ses infidélités ; Agrippine, acharnée contre les maîtresses de son fils, pousse la lutte jusqu’à s’offrir elle-même. La première est habile à prendre les hommes et à les conduire, par des fils déliés ; la seconde, impérieuse, impatiente de ménagement, aime mieux la force que la ruse. La première est capable de conseiller la clémence et de verser secrètement le poison ; la seconde frappe en face, implacable comme sa mère, brave jusque dans ses crimes. L’une dompte et tient Tibère, qui la respecte, enchaîné jusqu’à son dernier jour ; l’autre opprime et dédaigne Néron, un enfant de dix-sept ans, qui la méprise et la tue. L’une était appelée par Caligula Ulysse en jupons ; l’autre, si on voulait la comparer à quelque héros d’Homère, ressemble à Ajax frappé de la foudre, cloué par Minerve sur un rocher, et bravant encore le ciel.

Ce qu’il y a de commun entre ces deux femmes, c’est la passion effrénée du pouvoir, l’absence de scrupules ou de remords, le même mépris pour les hommes, la même indifférence pour les moyens, le même instinct qui leur fait introduire leur couvée dans le nid impérial, d’où elles rejettent violemment la couvée légitime, la même politique qui leur fait concentrer dans leurs mains les traditions despotiques, la même prévoyance qui leur fait opposer aux passions de leurs fils une digue précaire, car bientôt les flots accumulés se précipiteront plus terribles. Ce qu’elles ont de commun, c’est l’art de consolider le pouvoir, la première entre les mains d’Auguste et de Tibère par tous les artifices féminins, la seconde entre les mains de Claude et de Néron par une fermeté mâle, c’est le plaisir d’avoir perdu sans ressources leurs rivales, l’une Julie, la spirituelle débauchée, l’autre Messaline, la louve. Ce qu’elles ont de commun, c’est d’avoir été les plus fortes têtes de leur temps, bien supérieures aux hommes par la capacité comme par la passion, le fléau de leur siècle, qu’elles remplissent de leurs grandes figures, la ruine des vertus politiques et domestiques, qu’elles ont corrompues jusque dans leur germe, l’exemple insigne de l’audace, le génie vivant de l’ambition, et, pour tout résumer en un mot, l’incarnation de l’empire.


BEULE.