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philosophes et les honnêtes gens, qui se serrent autour d’eux, les stoïciens, qui espèrent faire refleurir la vertu, les épicuriens, plus nombreux, qui prétendent faire triompher le plaisir, les libéraux, que Sénèque et Burrhus flattent par des concessions, en un mot tous les citoyens, cédant à leur vieux préjugé et honteux d’obéir à une femme. Une coalition tacite et universelle se forme contre l’omnipotence d’Agrippine. On prélude aux attaques en cherchant indirectement à l’affaiblir. Pallas, son amant, son bras droit, le ministre des finances, est écarté ; la mort de Silanus et de Narcisse, qu’Agrippine a provoquée, produit une réaction ; Sénèque écrit son traité sur la clémence ; le sénat cesse de se réunir au Palatin sous la pression cachée de l’impératrice. Celle-ci ne veut point s’inquiéter de ces premiers symptômes, elle paie d’audace : le sénat ne vient plus à elle, elle ira au sénat. On sait quel affront public Sénèque lui fit infliger par Néron le jour de la réception des ambassadeurs arméniens. On n’attaquait pas l’influence d’Agrippine par des moyens moins sûrs en invoquant une politique plus libérale. Tout nouveau règne a son âge d’or avant l’âge de fer ; plus les promesses qu’on ne tiendra pas sont pompeuses, plus le peuple crédule s’y laisse prendre comme le poisson à l’appât. Les libéraux de Rome demandaient beaucoup aux gens de bien qui aidaient Sénèque et Burrhus à gérer les affaires publiques. Ceux-ci accordèrent assez pour indigner Agrippine. Elle protestait avec colère ; elle seule prétendait posséder les traditions de l’empire, connaître les saines doctrines en matière de gouvernement ; en annulant les actes de Claude, on affaiblissait le pouvoir qu’elle avait préparé pour son fils ; en enflammant des espérances qui devaient être promptement déçues, c’était le règne futur que l’on compromettait tout entier.

Ce qu’elle sentait, c’est qu’une guerre sourde et respectueuse allait être suivie d’une guerre déclarée. Une femme qui n’aurait eu que de l’esprit, qui aurait été avant tout une bonne mère, aurait compris le rôle qui lui restait à jouer ; elle se serait effacée, elle aurait abandonné Néron à des conseillers qui le guidaient avec sagesse, elle aurait joui de son œuvre avec désintéressement, dans la retraite. Agrippine n’était point faite pour une telle résignation. Elle tenait de sa mère une force de résistance et des emportemens terribles qui allaient grandir avec la lutte.

Il y a pour le génie, qu’il soit mâle ou femelle, des épreuves très différentes qui le forcent, selon son tempérament, soit à grandir, soit à se démentir. Pendant la période de la conquête, tout lui sourit ; il est jeune, la fortune lui donne des ailes, l’avenir s’ouvre, et chaque pas en avant est un triomphe ; alors toutes les facultés surexcitées se développent et donnent tout ce qu’elles comportent, parfois même plus qu’elles ne comportent. Au contraire, lorsque