Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/1004

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa fortune. Aussi admet-on difficilement que Sénèque, Fœnius et quelques autres aient été les amans d’Agrippine. Elle n’avait aucun goût pour la galanterie ; chez elle, le vice n’était que le serviteur de l’ambition. N’est-elle pas en outre absorbée par le travail ? Elle administre, elle gouverne, elle pousse son fils, qui n’est pour elle qu’un garant de l’avenir, qui lui promet que son règne se prolongera sous le successeur de Claude. En attendant, quelle puissance, quelle grandeur elle s’assure ! quel prestige aux yeux de l’univers prosterné ! Elle est proclamée augusta comme l’a été Livie ; elle reçoit les hommages publics du sénat ; les visites qui lui sont faites par les personnages sont consignées dans les Acta diurna’ ; c’est-à-dire dans le journal officiel du temps ; elle a le droit de monter dans un char semblable à ceux qui servent aux statues des dieux et aux prêtres qui les portent ; elle occupe dans les cérémonies un trône semblable au trône de l’empereur ; elle reçoit les ambassadeurs ; elle fonde une colonie de vétérans dans la ville où elle est née, et lui donne le nom de Colonia Agrippina (Cologne). Enfin dans la grande fête du lac Fucin, où le peuple entier se transporta pour assister au combat de deux flottes et de 19,000 condamnés, Agrippine apparut revêtue d’une chlamyde d’or et d’un vêtement militaire qui l’assimilaient à un chef d’armée. Pline, qui assistait à ce spectacle, en est resté ébloui.

Pendant qu’Agrippine grandissait, Narcisse, qui voyait Britannicus relégué chaque jour plus loin du trône et du cœur de son père, voulut la renverser. Il fit contre elle l’épreuve d’un crédit qui avait perdu Messaline. Il avait la confiance de Claude. Claude était sa propriété, son dernier gage : Agrippine brisa ce gage précaire, elle fit disparaître cette propriété qui n’était qu’une fiction, ne voulant pas rester exposée, ainsi que Pallas, aux délations d’un affranchi trop assidu. A peine Narcisse, tourmenté par la goutte, était-il arrivé à Sinuesse pour y prendre les eaux qu’il y apprit la mort de l’empereur, son maître. Locuste avait préparé un plat de champignons que le jeune Néron appelait en riant le mets des dieux.

L’apothéose fut décernée au défunt césar au milieu des quolibets. Sénèque lui-même ne put résister au plaisir de tourner en ridicule celui qu’il avait flatté ouvertement tant qu’il avait vécu. L’Apothéose d’une citrouille est célèbre ; cette spirituelle infamie est parvenue jusqu’à nous. Rien n’est plus piquant que de voir se présenter parmi les dieux ce vieillard grotesque, qui semble traîné au ciel par un croc, ainsi qu’aux gémonies ; la salive coule le long de sa bouche, sa tête se balance sans relâche, il traîne la jambe, et fait entendre à l’olympe des sons confus, une voix rauque et sourde comme celle d’un phoque. Les dieux le renvoient aux enfers ; il y