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de course qu’avec un sentiment de mélancolie et en quelque sorte comme un pis-aller de la gloire. Leurs regrets sont excusables. Un officier en effet sert l’état par le désir naturel de se distinguer et d’avancer moins que par l’appât du gain, et, si l’on obéit facilement aux ordres de ses chefs, on ne se soumet qu’à contre-cœur aux volontés et aux exigences d’un armateur ou d’une compagnie commerciale. Enfin ce n’est pas seulement l’orgueil de la naissance ou d’une position exceptionnelle qui fait que les classes élevées d’une société cherchent à se maintenir dans une sphère à part, c’est la répugnance instinctive qu’elles éprouvent à subir le contact, les habitudes et le commerce d’hommes dont le mérite au fond peut être égal au leur, mais qui n’ont ni cette élégance de mœurs ni cette politesse d’éducation et de manières qui deviennent, quand on en a joui, un impérieux besoin. D’ailleurs ces officiers rendirent à la nouvelle marine, en ne la quittant point, un véritable service ; ils y conservèrent les traditions d’ordre et de discipline, ils lui donnèrent de la tenue et de la dignité, et lui communiquèrent l’éclat de vieux noms qu’elle n’aurait pas eu sans eux. Quelque chose pouvait en même temps les consoler dans leurs regrets : c’était de voir à leur tête deux hommes déjà illustres, dont l’un, le chevalier de Forbin, appartenait à leur caste par sa naissance, dont l’autre, Du Guay-Trouin, venait par ses exploits de se faire confirmer des titres de noblesse oubliés, il est vrai, jusque-là, mais authentiques. C’était avec ces deux chefs et d’autres tels que Ducasse, Vie, Gassard, que la nouvelle marine, riche de son matériel, puissante encore par ses traditions et jeune par son élan, allait remplir honorablement la place que la marine d’escadre lui avait abandonnée.

En 1706, le roi avait nommé Forbin au commandement de l’escadre de Flandre. C’était l’héritage de Jean Bart, de Saint-Pol et de Pointis que le chevalier recueillait, et il voulut en être digne. Comprenant mieux que personne cette cour vieillie de Louis XIV, où les plans de campagne se traçaient dans le cabinet de Mme de Maintenon, où l’on avait plus besoin d’appuis que d’actions d’éclat pour se maintenir, où la chose la plus importante était de se montrer à Versailles chaque saison afin de détruire les calomnies, il résolut d’avoir carte blanche pour ses opérations prochaines. Il y parvint grâce à l’amitié du premier valet de chambre du roi, Bontemps, qui parla pour lui au prince et lui promit de recommencer en temps opportun. Il se rendit alors immédiatement à Dunkerque, où il trouva l’arsenal en grand désordre. Il fut obligé de faire calibrer les fusils d’une manière uniforme, rassembla ce qu’il put de sabres, acheta le reste ainsi que de la bonne poudre, et, après mille discussions avec l’intendant, le contrôleur et le garde-magasin, parvint à équiper une escadre de 8 vaisseaux.