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idées non pas moins révolutionnaires dans leur portée, mais plus pratiques dans leurs allures ; plus de passion aveugle dans son grand poème, plus de ces drames philosophiques de Manfred ou de Caïn, où règne la sombre fatalité. Il écrit l’Age de bronze, qui contient son jugement sur la carrière du César moderne et sa déclaration de guerre contre les rois. Il fait l’apocolocyntose de George III dans la Vision du jugement. Il publie avec Leigh Hunt le Libéral, journal radical et déiste. Il rêve une situation analogue à celle de Voltaire conduisant l’opinion publique du fond de sa retraite de Ferney, secouant ou retenant tour à tour les rênes du gouvernement des esprits. Voltaire combattait une autorité despotique ; Byron attaquait un ordre de choses qui, malgré tous ses défauts, était le gouvernement d’un peuple libre. Voltaire méprisait les Welches, mais tout le monde se flattait de n’en être pas, il appréciait, il employait, il défendait la vie humaine, il n’avait jamais affecté de nier la vertu, la liberté, la gloire, qui en font le prix ; Byron s’était d’avance dépouillé de toute autorité morale en poursuivant les hommes de ses sarcasmes, en fuyant son pays sans nécessité, en se faisant à lui-même un piédestal de l’Angleterre humiliée.

La dernière moitié de Don Juan, si incomplète, surtout si différente de la première, appartient à cette époque de crise. L’auteur y prend corps à corps l’aristocratie anglaise, et ce n’est pas sans des menaces mystérieuses qu’il commence à soulever les voiles de ce spectacle à part dont il a été le témoin et souvent l’acteur. Pars parva fui, dit-il avec une modestie jouée, j’en ai fait quelque peu partie. Ces menaces, il n’a pu, il n’a pas voulu peut-être les accomplir. Don Juan est demeuré comme une de ces grandes constructions inachevées de Virgile :

……… Pendent opéra interrupta minæque
Murorum ingentes………


Soit que Byron, dans son hardi voyage à travers des régions non dévoilées, fût saisi d’une crainte semblable à celle d’un ancien qui se serait arrêté au moment de révéler les mystères d’Eleusis, soit qu’il cédât à cette autre terreur non moins funeste qui s’empare des poètes à la seule idée du silence autour de leurs œuvres, il laissa les XVe et XVIe chants à ses amis de Gênes, qui les publièrent après sa mort. Nous l’avons déjà vu, la brusque résolution de quitter la poésie n’était pas pour lui chose nouvelle, et l’interruption de Don Juan était le troisième adieu qu’il faisait à la muse. Cet adieu, la destinée voulut qu’il fût éternel. D’ailleurs le renoncement à la gloire littéraire lui était plus que jamais facile. Il avait ceci de