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pied du conquérant, n’était plus reconnaissant « Où est le monde d’il y ai huit ans ? s’écriait-il. Il était là, je le cherche. » Où étaient les hommes d’état ? Castlereagh s’était coupé la gorge avec un rasoir. Où étaient les orateurs ? Fox et Sheridan reposaient dans leur tombe. Où étaient les reines ? L’infortunée Charlotte allait succomber à la suite d’un odieux procès. Où étaient les rois ? George III mourait méprisé, tourné en ridicule comme l’empereur Claude. Où était le respects de la royauté ? George IV était tour à tour sifflé ou caressé. Où étaient les dandies ? Brummell cachait à Boulogne-sur-Mer le naufrage de sa fortune. Où étaient les poètes ? Walter Scott faisait des romans, Southey des biographies, Wordsworth des sonnets, Coleridge des conférences. Parcourez l’énumération de ces neiges d’autan au chant onzième de Don Juan. Huit ans d’intervalle et Waterloo avaient fait succéder aux vertus de la lutte et du combat le triomphe de l’insolence, l’abus de la victoire, l’égoïsme, la cupidité. Supposez Don Juan paraissant avant la fin de la guerre européenne, ce sera un effet sans cause ; placez-le après la réforme du parlement anglais et les mouvemens populaires de 1830, ce sera une injustice et une déclamation.

Si l’état de l’Europe et de son pays provoquaient le rire de Byron non moins que sa colère, l’âge où il était parvenu et les dispositions de son esprit, l’exil même auquel il s’était condamné, l’invitaient à se servir de l’arme de l’ironie, qui porte plus loin et plus sûrement. Le temps, ce sont ses propres paroles, ramène tous les êtres à leur niveau, et les aiguillons de l’adversité font connaître aux hommes leur véritable voie. Toute vaste et puissante que fût son intelligence, le poète aperçut sans doute les limites que lui avait fixées la nature, et il revint à la satire, où il se trouvait dans son élément ; seulement il l’enrichit de tous les dons de haute poésie qui s’étaient déjà développés dans ses œuvres précédentes.


« Dès l’enfance, la m’estimai un habile homme, et je désirai que les autres eussent de moi la même opinion. Ils eurent la bonté de se l’imaginer, et d’autres esprits reconnurent la supériorité du mien. Aujourd’hui mon imagination vieillie voit jaunir ses vertes feuilles, ma fantaisie replie ses ailes, et la vérité attristée, planant sur le pupitre où j’écris, tourne à la plaisanterie ce qu’il y a encore de roman dans mon cœur.

« Et si je ris de toute chose mortelle, c’est que je ne puis pleurer, et si je pleure, c’est que nous ne pouvons parvenir à la complète apathie ; il faudrait plonger nos cœurs dans les profondeurs du Léthé avant d’espérer d’assoupir la cruelle pensée de ce que nous voyons malgré nous[1]….. »

  1. Don Juan, chant IV, st. 3 et 4.