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plus qu’un pan rétréci du ciel, et cependant la distance des sommets est telle que des obstacles énormes deviennent des taches légères, des points insignifians ; à droite et à gauche, la vue s’arrête aux flancs de ces lourds géans. On entend dire souvent que la peinture ne peut reproduire de tels spectacles ; c’est peut-être parce qu’elle n’en analyse pas complètement l’impression, et ne cherche pas à la reproduire sur la toile. Lorsque de la côte on contemple la pleine mer, l’océan et le ciel coupent le champ visuel par une ligne dont la hauteur n’est point arbitraire ; si le peintre la place ou trop haut ou trop bas, l’illusion est troublée. Une proportion semblable doit être observée dans les paysages des plaines. Ruysdaël n’y manque jamais : aussi ses horizons ont une ampleur et une vérité inouïes ; ses nuages, promenés par le vent, ne fuient pas, ne flottent pas dans une atmosphère fantastique ; on les voit venir serrés, bas, menaçans, pleins d’orages. Dans le Buisson, il semble qu’on sente l’ouragan qui courbe tout de son aile furieuse. Dans sa Vue de la plage de Scheveningen, les nuées qui montent en lourds bataillons remplissent le ciel entier, et traînent sur une mer sinistre, terne, fouettée de la tempête, jaunie par les sables que les remous des vagues ont portés jusqu’au large. Il n’y a dans cette toile que ce que le regard peut embrasser d’un seul coup : aussi l’imagination se transporte sans peine le long de ces dunes rongées, en face de cette Mer du Nord, cruelle, sombre, menaçante. Une vieille carène gisant sur la côte, quelques personnages frileux qui regardent les voiles lointaines des bateaux en détresse, complètent l’émotion.

Quand la peinture s’attache à représenter les drames de la passion humaine, il n’est plus besoin d’autant de vérité dans les fonds et les derniers plans. L’art se dégage plus volontiers des lois d’une perspective rigoureuse, les objets matériels figurent aussi souvent comme des symboles que comme de pures réalités. Un globe terrestre, qui devrait rigoureusement avoir une forme elliptique, reste circulaire dans la Mélancolie d’Albert Dürer ; mais il n’est là que pour éveiller l’idée de la sphère, sans commencement, sans fin. Voyez le Mariage de la Vierge, de Raphaël. Le temple qui figure dans le fond est hors de toute proportion avec les personnages* il est infiniment trop petit ; mais il doit seulement ajouter quelque chose à l’expression, la préciser, donner à la scène un caractère plus religieux. L’architecture aérienne et légère de l’édifice s’harmonise avec les personnages du premier plan, dont le dessin a tant de grâce et de finesse ; mais l’intérêt demeure concentré sur ces derniers, et pendant que les yeux s’y fixent, le temple reste au sein de la vague pénombre de la vision indirecte. En est-il autrement dans