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II

Après les couleurs, il faut s’occuper des grandeurs, des formes. Dans la peinture, forme et couleur peuvent, il est vrai, à peine être distinguées, car sur le plan de la toile le peintre ne peut indiquer les distances que par les dégradations savantes des teintes. Dans l’étude sur la vision, on a montré que la sensation du relief, de la profondeur, tient à la réception simultanée de deux images qui ne sont pas absolument identiques ; mais le tableau n’offre qu’une image unique, il ne peut donc jamais produire la même impression matérielle que la réalité. D’autre part, chaque tableau a son point de vue absolu, celui qui a servi de centre à toute la perspective, et vers lequel doivent converger tous les rayons visuels. Nous ne nous asservissons pas cependant à une géométrie aussi précise, l’œil n’embrasse pas le tableau d’un regard fixe, arrêté ; il s’y promène, il y erre en tous sens ; il avance, il recule un peu, il veut conserver une certaine liberté. Il ne faut point toutefois que les dimensions d’une toile soient telles qu’on soit obligé de trop remuer pour en saisir toutes les parties, car il tombe sous le sens que, la position du spectateur changeant, l’ouvrage devrait aussi changer et se présenter sous des faces nouvelles. C’est ce qui fait que les grandes vues panoramiques ne font aucune illusion ; les longues toiles, comme la Smala d’Horace Vernet, comme le Triomphe de César de Mantegna, qui se voit à Hampton-Court, violent une règle capitale de l’art. Il n’y règne point d’unité ; ces tableaux se subdivisent en un certain nombre de tableaux partiels, isolément fort beaux d’ailleurs.

En théorie, l’image du tableau correspond à un regard unique ; il faut donc que les limites de la toile ne dépassent pas les limites du champ visuel. Celui-ci n’embrasse guère qu’un angle horizontal de 100 degrés, car la vision indirecte ne porte pas plus loin à droite et à gauche, et un angle vertical encore plus petit, car, les joues d’une part et les sourcils de l’autre opposent un obstacle matériel à la vision. Les peintres ne se préoccupent pas assez de ces limitations forcées de la vue ; les paysagistes surtout savent rarement limiter convenablement leur sujet. Le cadre doit être comme une fenêtre à travers laquelle nous apercevons le monde, la proportion de la terre et du ciel n’y est pas chose de pur hasard. Pourquoi, par exemple, cette impression de grandeur formidable qu’on éprouve au pied d’une montagne comme la Jungfrau, le Mont-Rose, le Mont-Blanc ? — C’est que le champ visuel est, pour ainsi dire, rempli par ces formidables masses. La vision indirecte n’embrasse