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s’accommode pas plus docilement à des distances variables que la sensation ne s’accommode à la diversité des impressions. C’est grâce à cette faculté que nous obtenons une connaissance un peu assurée des choses matérielles, car rarement nous les voyons deux fois de la même façon et de manière à en recevoir des impressions absolument identiques. La puissance mystérieuse qui élabore les impressions dirige tout son effort vers ce qu’il y a de plus stable, de plus indestructible dans chaque phénomène. Nous devenons singulièrement indifférens à ce que présente de purement matériel celui de la sensation, pourvu que l’ébranlement physique, ne soit pas de telle nature qu’il produise l’étonnement et la douleur. L’œil est un juge grossier des nuances, des couleurs, des intensités lumineuses ; l’esprit n’a qu’un objet véritable, c’est de reconnaître les corps : aussi ne demande-t-il guère à l’impression que ce qui lui est nécessaire pour se guider dans le dédale des images et des formes. La vue-sensation s’efface par l’habitude devant la vue-jugement. Ce qui le prouve, c’est que, pour donner à la sensation une intensité nouvelle, il nous suffit de regarder d’autre façon que de coutume.

L’amateur lorgne un tableau d’un œil seulement, par le creux de la main, la tête penchée : il semble que du même coup la toile s’illumine, que les perspectives deviennent plus profondes ; pourquoi ? C’est uniquement que, dans cette façon inusitée de regarder, le côté matériel de la sensation reprend la prédominance. Si l’on examine un paysage en penchant la tête de manière que le rayon visuel passe par-dessous le bras ou entre les jambes, il semble que tout soit transformé ; couleurs, formes, saillies, s’exagèrent et semblent forcées. Les peintures sur plafond, qu’on regarde avec un certain effort, paraissent toujours criardes ; la perspective étrange et inaccoutumée agit plus sur la rétine que sur l’esprit, et produit une impression plus matérielle qu’idéale. Toutes les fois au contraire que l’œil se repose sur l’horizon, sur les plans accoutumés, il perd un peu de sa sensibilité aux couleurs : nous n’avons aucune peine à reconnaître des montagnes lointaines, bien que l’éloignement, au lieu de les faire paraître vertes, les couvre d’une teinte bleuâtre et violette. Nous n’essayons pas de distinguer les nuances infinies où se noient les ondulations extrêmes des grandes plaines. C’est grâce à cette sorte d’indifférence naturelle aux variations de tons et d’intensité que la peinture est capable de nous donner quelques illusions, car la lumière dont elle colore les objets est bien la plus pâle et la plus terne qui se puisse imaginer. Si l’on voulait comparer photométriquement l’intensité lumineuse d’un soleil de Claude Lorrain à celle de la plus mauvaise chandelle, on serait stupéfait de trouver combien le soleil du peintre est obscur ;