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rapporte que, si un mari s’éloigne pour une affaire et qu’il reste absent plus de dix nuits, sa femme dit : Je ne suis pas un démon, comment pourrais-je dormir seule ? Le naïf narrateur ajoute : « J’ai cependant ouï dire qu’il y avait aussi des femmes fidèles. » Je l’ai ouï dire également ; mais je doute qu’il y ait au Cambodge une vertu assez solide pour résister aux séductions du roi, qui le sait et qui en abuse. C’est là une des causes de son impopularité trop réelle. Si nous ne l’avions soutenu en 1866, il aurait certainement perdu son trône. Les Cambodgiens ont bien quelques raisons de demander un changement de régime ; ils ne gagneraient rien à un changement de personne. On ne peut espérer que la raison politique fasse entendre sa voix dans le conseil de ces princes asiatiques tant que celle des passions parlera si haut dans leur cœur. C’est en vain que les sujets aspireront au repos tant que le maître n’aura pas connu la satiété des plaisirs. Les frères du roi, lorsqu’ils sont prétendans, affichent des programmes qu’ils oublieraient vite une fois souverains. Nous avons donc sagement agi en leur fermant l’accès du trône et en proclamant notre intention de rendre la stabilité au pouvoir. Cette révolte de 1866 nous aura d’ailleurs créé des droits nouveaux sur le Cambodge en même temps qu’elle aura imposé à Norodom le devoir d’écouter nos conseils. Ceux-ci ne sauraient lui manquer, et ce magnifique pays, dont la richesse prendra un rapide essor sous une administration plus humaine, est un admirable complément de nos possessions annamites. C’est après avoir acquis cette conviction que je suis rentré à Saigon, afin de m’y préparer à l’aventureuse expédition qui devait me faire rencontrer dans le Laos, à côté d’anciens vestiges de la domination cambodgienne, la vigoureuse empreinte de la puissance de Siam, en voie de s’appesantir, à l’insu de l’Europe, sur presque toute l’Indo-Chine.


L.-M. DE CARNE.