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terre, frappa trois fois le sol du front. Norodom l’imita par courtoisie, et chacun sourit du sentiment qui inspirait cette démarche au malheureux général, dont elle fut la dernière exigence. Le roi de Siam cependant ne s’est décidé que beaucoup plus tard à reconnaître officiellement notre protectorat et à déchirer la convention secrète négociée par Phnéa-rat ; encore a-t-il réclamé certaines concessions, qui ont été acceptées par la France, notamment l’abandon définitif des deux belles provinces de Battambang et d’Angcor. Si l’arrangement conclu en 1868 n’est pas, ainsi qu’il est permis de le croire, destiné à régler pour un long avenir nos rapports avec la cour de Siam, il aura eu du moins l’avantage de montrer que notre puissance n’ôte rien à notre modération. En apprenant notre succès, cette partie de la colonie européenne qui nous avait été si hostile à Bangkok feignit de se montrer satisfaite.

Je savais au prix de quels efforts le pavillon français avait été arboré à Houdon, et je ne pus me défendre d’admirer l’indifférence dédaigneuse avec laquelle le roi du Cambodge parlait de ses anciens amis les Siamois. Durant la collation qu’il voulut bien nous faire servir, il se montra plein d’entrain, de verve et de gaîté. Il paraissait plus fier de ses assiettes en faïence anglaise à grands ramages que de ses vases et plateaux en or massif. Son palais n’est d’ailleurs qu’un immense hangar couvert en chaume où peuvent loger un grand nombre de femmes et de serviteurs. Norodom est petit, on peut remarquer chez lui une tendance précoce à l’embonpoint. Il n’est assurément pas beau, même pour un Cambodgien ; mais sa physionomie est expressive, intelligente et mobile. Il s’est fait très vite à beaucoup de nos usages, et l’on dirait qu’il a deviné notre esprit. Sa conversation, très pittoresque, est mêlée de saillies presque voltairiennes ; il méprise ses sujets dès qu’il n’en a plus peur, et se moque de Bouddha quand il se porte bien. Il foule aux pieds l’étiquette antique, seul débris subsistant de l’ancienne civilisation des Kmer, et il paraît disposé à nous donner toujours raison, sauf en un point. Les divers emplois de la vapeur, les nombreuses applications de l’électricité, l’asservissement de la lumière à la volonté du photographe, il admet tout cela, et fait pour le comprendre des efforts visibles ; mais il refuse absolument de croire qu’il y ait eu ou qu’il puisse jamais exister au monde une grande nation sans un roi absolu. Le despotisme se retrouve chez lui dans toute sa candeur naïve, et il ne craint pas de répondre, quand on lui conseille d’ouvrir ou d’entretenir une route nécessaire au commerce : C’est inutile, puisque je n’y passe jamais !

Les Cambodgiens sont généralement de mœurs fort dissolues. Le voyageur chinois du XIIIe siècle que j’ai déjà eu l’occasion de citer