Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/828

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nullement, c’est prudence et désir de ne pas être dupes. Ces dispositions si curieuses, finesse, souplesse, circonspection et prévoyance continuelles, éclatent dans la politique étrangère de Milosch. À ce point de vue, le prince des Serbes était bien le représentant de sa race. Un an après les événemens que nous venons de raconter, la révolution grecque mettait l’Europe entière en émoi (1821). Quelle occasion pour Milosch d’arracher au sultan les concessions qu’on lui refuse ! Quelle occasion aussi de complaire à la Russie, de reconnaître les services qu’elle a rendus aux Serbes dans la première guerre de l’indépendance, d’en mériter de nouveaux pour l’avenir ! Les kétairies helléniques, sous l’influence de la diplomatie russe, pressaient Milosch de donner le signal ; on voulait que la Serbie, la Valachie, la Moldavie, tout le nord de l’empire enfin entreprît une insurrection formidable pendant que la Grèce se lèverait, Milosch examina la question de sang-froid, pesa le pour et le contre, essaya de pénétrer l’avenir, cherchant quelles seraient les conséquences de sa résolution ; le bon sens lui dit que la cause des Grecs n’était pas celle des Serbes. Chose digne de remarque, un paysan illettré, un homme qui ne savait l’histoire de son pays que par les traditions des moines et les chants des poètes populaires, arrivait d’instinct à certaines vues que confirme la science la plus exacte. Qu’étaient-ce que les Grecs aux yeux de Milosch ? Les ennemis des Serbes. Si la révolution grecque réalisait ses espérances, on verrait renaître un empire d’Orient, un empire qui regarderait la Serbie comme une de ses provinces, et deviendrait pour elle plus redoutable que la Turquie elle-même. Les Grecs n’étaient-ils pas, il y a cinq cents ans, les adversaires opiniâtres, les-surveillans jaloux de la famille serbe ? N’est-ce pas les Cantacuzène qui ont arrêté l’œuvre civilisatrice de Douschan ? N’est-ce pas eux qui, dès le XIVe siècle, quatre-vingts ans avant la prise de Constantinople, appelaient les Turcs sur le sol européen pour tenir en échec le tsar de Macédoine aimant le Christ ? La différence de religion entre les Turcs et les Serbes, jadis cause de tant de malheurs pour les raïas foulés aux pieds du musulman, tourne aujourd’hui au profit des Serbes ; mieux leur vaut, dans l’état actuel de l’Europe, avoir à s’entendre avec les Turcs qu’avec une puissance de même religion. La Turquie est obligée à des ménagemens envers ses sujets chrétiens ; un empire grec n’aurait à leur égard que des prétentions hautaines. Est-ce que les Grecs n’ont pas toujours affecté de méconnaître les efforts des Serbes, de les mépriser comme des barbares ? Il s’agit, bien entendu, des hommes du Fanar, de l’aristocratie brouillonne et intrigante ; rien n’égale leur arrogance quand ils parlent des Serbes. Un Serbe, un Bulgare, c’est même chose à leurs yeux, et on sait quel est leur dédain pour ces rudes et honnêtes populations de la