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point où l’on en était, les frères Concha représentaient un adoucissement. L’aîné, le marquis del Duero, avait été le compagnon de fortune d’O’Donnell, il était l’ami de tous les chefs de l’union libérale, l’adversaire peu actif, mais sincère des réactions violentes. Un ministère de ce genre venant à propos, recherchant l’appui des chambres, détendant à demi la situation, un tel ministère n’était pas absolument hors d’état de conjurer le danger, et dans tous les cas il donnait plus de force pour le combattre, s’il éclatait ; mais la cour, quand elle n’était pas trop pressée, se flattait encore de se défendre sans faire de concessions, et puis elle croyait avoir du temps devant elle. Le 15 août était passé sans que l’insurrection se fût montrée, et on raillait presque les conspirateurs de leur impuissance. M. Gonzalez Bravo ne parlait plus de quitter le pouvoir, la reine ne songeait plus pour le moment au général Concha, qu’elle laissait se morfondre dans l’attente de sa présidence du conseil ; elle ajournait toute résolution à l’époque de sa rentrée à Madrid, et cherchait à se faire des illusions en s’occupant de bien autre chose.

La reine jouait avec le feu, et un incident curieux, né d’une fantaisie, la mettait un jour en présence de cette situation singulière où tout la menaçait. C’était une petite scène de tragi-comédie à l’espagnole. La reine eut une envie, elle voulut se donner le passe-temps de visiter une frégate cuirassée qu’on dut faire venir de Cadix dans les eaux de Saint-Sébastien. Cela tombait mal à Cadix, où l’escadre n’attendait que le moment de se prononcer, et il fut même question, à ce qu’on assure, de ne pas se rendre à l’ordre qu’on recevait, de précipiter le soulèvement ; mais, comme on n’était pas encore complètement en mesure, il fallut obéir sous peine de se démasquer avant l’heure. La frégate la Zaragoza partit donc pour Saint-Sébastien en se fiant un peu au dieu hasard ; elle était d’ailleurs commandée par un des officiers les plus engagés dans tout ce qui se préparait, homme de ressources et d’entrain, capable de se tirer d’affaire. Autour d’Isabelle, on ne voyait pas sans inquiétude cette fantaisie, car on soupçonnait déjà très fort la marine de trahison, et sans rien savoir on croyait à tout. On fit ce qu’on put pour effrayer la reine et pour la détourner d’aller à bord de la Zaragoza, où elle risquait d’être enlevée. La reine se moqua des donneurs de conseils, et non-seulement elle se rendit sur la frégate, mais, laissant de côté son ministre de la marine, qui l’accompagnait, elle n’eut d’attentions que pour le commandant du navire, qu’elle prenait seul pour guide et pour cavalier. La femme tout entière se montrait dans cette petite expédition, conduite avec hardiesse et avec bonne humeur. A un certain moment, le capitaine dit gaîment à la reine : « Mais votre majesté sait-elle que je n’ai qu’un ordre à