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a donné son or, tout ce qu’il possédait, pour rester laboureur ; il ne veut pas servir. Le père de sa fiancée, vieux soldat de la république, le médecin, oracle du canton, tous ses amis le poussent et l’encouragent à braver le décret, et à chercher dans la montagne, déjà peuplée de quelques insoumis, une vie libre, sinon plus sûre. Dès lors la scène change ; adieu la noce, nous entrons dans le drame. Pierre, pendant quelques mois, mène la vie d’exil, la vie de réfractaire, les yeux toujours fixés, du haut de ses pics solitaires, sur le toit qui abrite ses amours ; mais bientôt le bruit court que l’étranger s’avance, la France est envahie, les Autrichiens sont dans les gorges du Forez. Ce n’est plus aux gendarmes qu’il faut avoir affaire. Pierre assemble ses compagnons, les lance sur l’ennemi, et dans une embuscade en fait un grand carnage. Cependant les vaincus reviennent à la charge en force et mieux armés. Pierre et les siens les culbutent encore et les mettent en fuite ; mais une balle, la dernière, a frappé le vaillant laboureur, il tombe dans les bras de Pernette, et, se sentant mourir, demande comme grâce dernière un sacrement de plus que le suprême viatique. Il veut ne quitter la vie qu’uni pour l’éternité à celle qu’il aimait. Leur mariage est béni avant son dernier soupir, et notre poète nous apprend que les générations nouvelles ont vu longtemps encore errer dans ces montagnes son héroïne, vierge et veuve à la fois, toujours fidèle, toujours inconsolable.

Pastorale émouvante entremêlée d’histoire contemporaine, amours champêtres accompagnées d’un bruit lointain de tocsin et de fusillades, était-ce la première fois que ces contraste, venaient à notre oreille ? Pendant que nous écoutions ces vers, un double sentiment se produisait en nous, le plaisir du moment et un autre plaisir que réveillait notre mémoire. Nous nous disions comme le Bertram de Guy Mannering sur les ruines du manoir paternel : Où donc ai-je entendu cet air ? Bientôt la clarté se fit : non qu’il y ait dans Pernette une trace quelconque d’imitation proprement dite et qu’à tout prendre on y trouve autre chose que certains traits de ressemblance et comme un air de famille avec Hermann et Dorothée ; mais on sent que le poète a dû faire comme nous, se plaire à ce petit chef-d’œuvre, s’en pénétrer avec amour, et malgré lui, pour ainsi dire, s’y rattacher par quelques points. Lui-même en fait l’aveu de la meilleure grâce du monde, non sans réduire pourtant à de justes limites les analogies qu’il confesse, et sans montrer sous combien de rapports les deux œuvres diffèrent. Goethe lui-même, après tout, n’a-t-il rien emprunté ? Est-il bien l’inventeur de ce genre de poème ? N’est-ce pas le prodigieux succès de la Louise de Voss qui le piqua d’émulation, tourna ses vues de ce côté, et le conduisit à produire, lui aussi, son épopée rustique ? Assurément les situations, les caractères, la marche du récit et surtout les données morales sont dans Pernette de tout autre, nature que dans le poème allemand. Nous n’avons pas ici un impassible narrateur, ne laissant jamais voir son sentiment sur rien,