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contrariée, irrésistible pourtant, d’une lutte entre les traditions d’il y a quinze ans et les nécessités invincibles du nouveau régime qui est dans la logique des intentions libérales avouées par l’empereur lui-même.

Rien n’est plus curieux sous ce rapport qu’une des premières discussions engagées dans le corps législatif. Est-ce une discussion ? C’est une escarmouche pleine de vivacités et d’éclairs entre M. Thiers, M. Buffet d’un côté, et de l’autre M. Rouher, qui se retrouve toujours aussi infatigable que ses adversaires. Une demande d’interpellation sur « la direction de la politique intérieure du pays » avait été déposée par M. Buffet. Elle avait été repoussée par six bureaux, admise par trois seulement ; mais dans deux des bureaux qui l’avaient repoussée les voix s’étaient partagées. À qui devait profiter ce partage, ou en définitive la décision ne devait-elle pas être renvoyée aux bureaux ? C’était après tout une affaire de règlement. Pourquoi l’interprétation la plus libérale n’a-t-elle pas été adoptée ? Au premier aspect, certes le gouvernement était le premier intéressent ne pas écarter un débat complet, approfondi, embrassant une multitude d’incidens qui reviendront inévitablement, et mettront le corps législatif dans l’alternative de renouveler des discussions interminables ou d’avoir l’air de fuir la lumière. Mieux valait en finir d’un seul coup ; nous avouons même avec naïveté que le gouvernement nous paraissait avoir un double intérêt, puisqu’il est bien clair que dans une discussion sur l’ensemble de la politique il eût trouvé une majorité empressée et dévouée. M. Rouher est intervenu cependant de toute son autorité. A ses yeux, les bureaux avaient prononcé, et d’ailleurs l’interpellation avait le défaut d’être trop générale, elle ne pouvait porter que sur des faits spéciaux et précis. Ainsi une interpellation était permise sur des détails, des incidens ; elle ne l’était plus sur l’ensemble de la politique. C’est sur cette pointe d’aiguille qu’on s’est battu. Était-ce bien une pointe d’aiguille ? C’est là justement la question. Un homme de l’expérience et du talent de M. Rouher ne s’engage pas légèrement, au risque de voir la majorité se scinder, comme elle l’a fait, dans son vote. Il y avait donc une raison, et dans le fond n’était-ce pas là un de ces conflits intimes dont nous parlions, une de ces contestations tacites, presque involontaires, des prérogatives qu’on semble accorder ? Interpeller sur la direction générale de la politique, c’est le fait d’une assemblée qui a le droit de redresser cette direction ; interpeller sur des détails, sur des incidens, c’est le rôle d’une assemblée qui a un droit d’examen, à qui on doit des explications, mais qui n’a pas une influence directe sur la marche des affaires. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’entraîné par la situation M. Rouher représentait tout à fait dans cette circonstance le personnage d’un premier ministre responsable, qui, député lui-même, chef d’une majorité de députés, exercerait le droit d’interpréter le règlement. Au moment même où il semblait ramener le corps législatif à un rôle plus modeste, il remplissait donc lui-même les devoirs de cette res-