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l’Arly et par l’Arly dans l’Isère, puis, tournant au nord, ils rentrèrent dans le bassin de l’Arve en franchissant une montagne « dont le seul aspect fait peur, » dit le journal. La pluie, la neige et le brouillard épais en rendaient l’ascension des plus dangereuses. Les guides hésitaient, ne reconnaissant plus la voie, « et se croyant être dans les nues ; » mais ils la retrouvèrent bientôt quand on leur eut montré le bout de la corde pour les pendre, car leur hésitation n’était qu’une ruse. C’est ainsi qu’on arriva au sommet de cette montagne, que le journal appelle Hauteluce. On y prit quelque repos sous les chalets, d’où les bergers s’étaient enfuis. Il y avait encore quelques provisions abandonnées auxquelles on s’abstenait de toucher par un scrupule honorable. « Les otages, qui ne s’accommodaient guère de notre frugalité, dit le journal, s’étonnaient fort qu’une si grande troupe marchât avec tant de retenue, ajoutant qu’en fait de vivres c’était la coutume des soldats d’en prendre où ils en trouvaient. » Cette leçon, jointe à la faim qui les tourmentait, leur fit abandonner tout scrupule, et ils mangèrent du pain, du fromage et du lait, « qu’on aurait à la vérité payés, dit le narrateur, si l’on avait su à qui ces provisions appartenaient. » Ceux qui ont escaladé les montagnes savent que la grande difficulté est non pas dans l’ascension, mais dans la descente. Les vaudois furent obligés de se laisser couler sur les pentes sans savoir où ils allaient tomber, car le brouillard leur cachait les objets, et n’ayant pour se diriger que la blancheur de la neige tombée pendant la nuit. C’est ainsi que l’on retomba dans le bassin de l’Arve, au pied de l’un des plus formidables contre-forts du Mont-Blanc, le Bonhomme. On se mit dès le matin à gravir cette montagne, haute de 2,755 mètres au-dessus du niveau de la mer, marchant dans la neige jusqu’aux genoux et avec la pluie sur le dos. L’année précédente, au bruit de la première tentative d’invasion, le gouverneur de la Savoie avait fait construire au col du Bonhomme des retranchemens en pierre avec embrasures et réduits. « Trente soldats auraient pu nous y détruire ; mais, ajoute le pieux narrateur, l’Éternel, qui était toujours avec la troupe des fidèles, permit qu’ils trouvassent ces beaux retranchemens vides et sans aucune garde. » Le corps expéditionnaire, voyant là un miracle de la Providence, tombe à genoux dans la neige, et Arnaud fait une magnifique prière d’action de grâces. La raison de cet abandon s’explique naturellement. Le duc de Savoie, qui méditait le revirement politique de l’année suivante, revirement qui le délivra de l’odieuse vassalité que Louis XIV faisait peser sur lui, avait retiré ses troupes de la Savoie pour les concentrer au-delà des monts, afin de pouvoir à l’occasion les joindre à celles de son cousin, le prince Eugène, général de l’armée impériale. De là cette absence de force militaire et cet abandon des fortifications du