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Dora, dont ils auraient à monter et à descendre les versans en s’élevant sur trois des plus hautes montagnes de l’Europe, sur le Bonhomme, l’Iseran et le Mont-Cenis. En huit jours, ils franchirent la distance qui les séparait de leurs vallées natales en décrivant dans l’axe de la chaîne centrale un arc de plus de 150 kilomètres de développement, se tenant sur les hauteurs escarpées pour éviter la poursuite des milices locales, cherchant les rivières à leur source pour n’avoir pas à les traverser. Il est curieux de voir de plus près ces hardis aventuriers et de les suivre avec l’Histoire de la glorieuse rentrée à la main.

Leur passage au milieu des populations de la Savoie excite d’abord plus d’étonnement que d’hostilité, ils recueillent même quelques témoignages de sympathie. « Dieu vous bénisse ! » disaient les paysans du Chablais en les voyant passer. Un curé leur ouvre sa cave pour les désaltérer, et fait les meilleurs vœux pour le succès de leur entreprise ; mais les hobereaux du pays, les « seigneurs, » comme les appelle la relation, n’ont pas les mêmes sentimens, et cherchent partout à les arrêter. Aussi la première chose que font les vaudois en arrivant, c’est de s’emparer du seigneur, et dans la collection des otages qu’ils ramassent sur la route figurent presque tous les noms de la noblesse savoyarde, les de Coudrée, les de Foraz, les de Rochette, les de Riddes, les de Loches. Ils sont forcés comme les autres de gravir les sommités neigeuses et de supporter, malgré leurs plaintes réitérées, les fatigues du voyage. Si des paysans armés gardent les passages, les vaudois viennent respectueusement dire au seigneur prisonnier d’écrire à son confrère en seigneurie de débarrasser la route, et cette prière manque rarement son effet. La première manifestation hostile eut lieu au col du Voiron, première montagne qui limite le bassin de Genève : 200 paysans enrégimentés par les moines et par le châtelain de Boëge y attendaient cachés dans un bois de sapins ; mais ils se dissipèrent à l’approche de l’avant-garde vaudoise, et le châtelain fut prié de se joindre aux otages avec un moine trouvé porteur d’une dague sous sa robe. C’est alors que les vaudois commencèrent à se faire précéder de lettres écrites par les otages et expédiées aux seigneurs et aux villes qu’on allait rencontrer. La relation a conservé l’une de ces lettres, celle du marquis de Coudrée. « Ces messieurs, dit-il, sont arrivés ici au nombre de 2,000 ; ils nous ont priés de les accompagner afin de pouvoir rendre compte de leur conduite, et nous pouvons vous assurer qu’elle est toute modérée : ils paient tout ce qu’ils prennent, et ne demandent que le passage. Ainsi nous vous prions de ne point faire sonner le tocsin, de ne point faire battre la caisse, et de faire retirer votre monde, au cas qu’il soit sous les armes. »