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roi de Prusse, dans une guerre qui, d’abord heureuse, tourne mal. Frédéric vient de nous abandonner en traitant séparément avec l’impératrice Marie-Thérèse ; il circule à ce sujet une lettre attribuée à Voltaire et qui fait scandale, car l’auteur y félicite agréablement notre infidèle allié du mauvais tour qu’il nous a joué. Le maréchal de Brancas est indigné, et, comme il n’aime pas Voltaire, il serait bien fâché, dit Hénault, que la lettre ne fût pas de lui ; Mme de Mailly, que sa situation auprès du roi rend très patriote, jette feu et flamme, et demande que l’auteur de la lettre reçoive une punition exemplaire. « On ne sait ce que cela deviendra, écrit le président, et on craint bien que cela ne finisse par un décampement à Bruxelles. La pauvre du Châtelet devrait faire mettre dans le bail de toutes les maisons qu’elle loue la clause de toutes les folies de Voltaire. Véritablement il est incroyable que l’on soit si inconsidéré. Pendant ce temps-là, il est porté aux nues à la Comédie, où Brutus a un plus grand succès qu’il ait encore eu. »

Consultée sur l’authenticité de la lettre en question, Mme du Deffand ne s’y trompe pas ; une seule phrase suffit pour la convaincre qu’elle ne peut être que de Voltaire, et en effet elle était bien de lui. On peut la lire à sa date, juillet 1742, dans la correspondance avec le roi de Prusse, et elle prouve, ce qu’on sait d’ailleurs surabondamment, que Voltaire faisait assez peu de cas de sa nationalité. « Vous n’êtes plus notre allié, écrit-il au ravisseur de la Silésie, qui vient de nous abandonner en gardant sa proie ; mais vous serez celui du genre humain, vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage. » Aucun écrivain français n’oserait certainement de nos jours en pareille circonstance faire intervenir l’amour du genre humain. Du reste Voltaire se tira d’affaire avec son aplomb ordinaire, en jurant au cardinal de Fleury ses grands dieux que cette lettre n’était pas de lui, en indiquant même, mais vaguement, ceux qu’il soupçonnait de l’avoir fabriquée, et en se moquant de ce désaveu avec le roi de Prusse.

Il y a une autre affaire beaucoup plus importante que celle de Voltaire pour les habitans de Meudon en 1742, c’est celle des grands projets de comédie de société que l’on prépare pour l’hiver. Cette passion de jouer la comédie n’était point particulière à la famille de Brancas, elle régnait alors dans beaucoup d’autres maisons de Paris ; cependant c’était surtout chez les Brancas ou chez leurs amis qu’on jouait, non pas des ouvrages écrits pour le public par des auteurs de profession, mais des pièces composées tout exprès par ceux des membres de la société qui se sentaient capables de réussir en ce genre. Le principal auteur de cette troupe aristocratique était le frère aîné de Mme de Rochefort, le comte de