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est, il salue en entrant ses conducteurs spirituels. « Je saluai, dit-il, et, voyant leur misérable état, je leur demandai s’ils n’avaient rien pour dormir. Ils me répondirent non. Alors le major, entré avec moi, me dit en ricanant : Eh bien ! monsieur le capitaine Salvajot, comment trouvez-vous cela ? Nous ne sommes pas au bout, et vous verrez comment nous vous traiterons. Sur mon refus d’abjurer, il parla de me faire pendre. » Le 16 mai 1686, on fit partir pour la citadelle de Turin un convoi de prisonniers où se trouvait l’auteur des Memorie di me. Par une faveur particulière, il avait avec lui sa femme et sa fille, amenées par ce brave catholique que nous connaissons déjà. « Nous étions environ 160 personnes. Les hommes étaient attachés deux à deux, et chaque 27 couples étaient encore reliés par une longue corde. Quand nous sortîmes de Luzerne, il y avait beaucoup de peuple assemblé qui nous disait de mauvaises paroles. Damnés d’hérétiques, criait-il, on va voir votre fin. Regardez encore une fois vos montagnes, car vous ne les reverrez plus ! il y en avait beaucoup parmi nous qui pleuraient. » Cette corde qui les reliait entre eux était leur tourment. Si l’un voulait boire, il fallait que toute la bande se jetât par terre. Les convertisseurs de la propagande suivaient le triste convoi pour voler les enfans sous les yeux des pères enchaînés et impuissans ; mais les mères, restées libres, les défendaient avec la fureur du désespoir. « A peine entrés à Turin, dit Salvajot, il nous fallut une grande surveillance pour qu’on ne nous enlevât pas nos enfans. On s’était déjà saisi de ma petite fille, et on l’emportait à la hâte lorsque la femme de Barthélémy Ruet courut après les ravisseurs et me la ramena. » A peine arrivée à la citadelle, sa femme accoucha d’une fille au milieu des autres prisonniers. Il faut entendre le pauvre père, heureux à la fois et affligé, raconter dans son langage sans art les circonstances du baptême forcé de l’enfant. « Le comte Santus vint me dire : Il faut la faire baptiser. Je fus fort étonné de cela, parce que je pensais qu’il ignorait sa naissance. — L’enfant, lui dis-je, se porte bien, et on pourra le baptiser plus tard. — Non, il faut que cela se fasse tout de suite. Voilà M. de Roccanova et Mme  la baronne Pallavicino qui lui serviront de parrain et de marraine et qui feront votre fortune. — Alors je n’osais plus rien dire, et on apporta l’enfant dans la chapelle de la forteresse, où je suivis le cortège avec Mlle  Jahier. » C’était une fille du héros vaudois qui avec Janavel avait sauvé sa patrie en 1655. Energiquement attachée à la foi pour laquelle avait combattu son père, elle éprouva une telle douleur en voyant la cérémonie catholique qu’elle tomba évanouie dans la chapelle. « On donna à mon enfant, reprend Salvajot, les noms de Louise-Caroline, qui étaient ceux du parrain et de la