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exemple de l’impuissance des lumières, n’est guère plus qu’un nom. Voilà bien ce visage de moine laïque, d’ascète des belles-lettres, amaigri par l’âge et l’étude, qui nous est si connu : le sculpteur ne s’est écarté en rien du modèle fourni par le peintre ; mais cette statue manque d’aplomb et de centre de gravité, le corps du savant est si singulièrement penché en avant qu’on redoute qu’il ne tombe face contre terre et n’aille se casser le nez. Cette attitude inexplicable est-elle une malice du sculpteur ? A-t-il voulu, sacrifiant de gaîté de cœur la perfection de son œuvre à une allusion ironique, nous faire entendre que cette attitude fut celle d’Érasme pendant sa vie, penchant toujours en avant sans tomber jamais, incertain dans sa marche et mal assuré sur ses pieds ? ou bien aurait-il voulu nous montrer que ce corps émacié avait été à tel point affaibli par l’étude que c’est à peine s’il devait pouvoir se tenir droit ? Mais le sort a réservé à cette statue une malice certaine d’une bien autre portée que la malice hypothétique du sculpteur. M. A. Réville, pasteur de l’église wallone à Rotterdam, dont tous nos lecteurs connaissent l’impartialité philosophique et la finesse littéraire, m’apprend le plus curieux détail. Toutes les fois qu’un mouvement populaire éclate à Rotterdam, c’est cette statue d’Érasme qui sert de point de rendez-vous aux attroupemens. Il paraît même que, lors de l’un des mouvemens qui éclatèrent pour le retour des Orange, un bel esprit inconnu fit tenir au vieux lettré ce séditieux propos placardé sur son piédestal : « Il faut bien que je montre ma vieille tète, puisque personne n’ose montrer la sienne. » Grands dieux ! mais qu’aurait dit Érasme de la témérité qu’on lui prêtait, lui qui précisément de son vivant n’osa jamais montrer sa tête ? Voilà le modèle des neutres transformé en bousingot. Soyez donc modéré au point de mériter qu’un Luther dise de vous : « Plutôt que de voir l’Allemagne se prendre aux cheveux, Érasme aimerait mieux laisser périr l’Évangile et le Christ, » pour qu’après votre mort vous serviez de centre de ralliement aux factions ! N’est-il pas vrai que voilà le châtiment posthume le plus piquant qu’aient jamais reçu la neutralité politique et la tiédeur religieuse ?

C’est à La Haye, dont il aima tant le bois délicieux, qu’il faut aller pour admirer Paul Potter dans toute la plénitude de son génie, ou plus exactement pour le surprendre dans celle de ses inspirations où il atteignit le génie, et où il se plaça pour un jour à côté des plus grands peintres. Cependant j’ai écrit son nom en tête de ces pages consacrées à Rotterdam, et cela pour deux raisons. La première, c’est que la campagne que Potter a peinte est essentiellement celle du Sud-Hollande entre Rotterdam et La Haye ; plus haut, le paysage change de caractère, et c’est à d’autres peintres