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actes sur mon salut, je vivrai dans une coupable confiance, peut-être dans l’orgueil de moi-même, et, pareil à un marchand qui établit son bilan, je dirai : Voici l’actif de vertus avec lequel je puis acquitter le prix de l’éternelle félicité et éviter la banqueroute infernale ! Et que sais-je de la valeur de mes œuvres, et qui suis-je pour compter sur elles ? Quoi ! un pauvre être de chair et de sang, faible, infirme, borné, osera présenter comme son titre de propriété des actes dont il n’est pas l’auteur véritable, car, son état d’humaine dépendance étant donné, eût-il jamais pu accomplir même le plus petit et le plus chétif de ces actes sans le secours de Dieu ? Ce que je présente comme le résultat de ma liberté, c’est le travail de Dieu en moi. Ah ! combien plus religieux est l’homme qui s’écrie dans la connaissance de son humilité : Seigneur, voici ce que j’ai accompli par vous, que l’homme plein de présomptueuse assurance qui ose dire : Seigneur, voici ce que j’ai accompli pour vous ! Et comme les résultats de cette profonde humilité qui n’attend rien que de la grâce du souverain maître sont importans pour la santé de l’âme et la vigueur du caractère ! Un prédestinatien sera peut-être un mauvais diplomate ; mais, recouvert de sa doctrine comme d’une armure impénétrable, il restera invulnérable aux coups de la fortune et aux assauts de ses ennemis. Oh ! s’il s’agit de jouer la partie des hommes, il tiendra mal les cartes du jeu social ; un prédestinatien n’est pas un joueur, c’est un soldat. Celui qui croit en sa liberté sera rempli de vulgaire sagesse mondaine : il craindra les hommes, il agira avec eux avec prudence, il cherchera les occasions propices ; mais que peut craindre des hommes celui qui n’estime de puissant que Dieu seul, et qui sait n’agir que par sa seule impulsion ? Il est d’autant plus libre vis-à-vis des hommes qu’il ne peut avoir à leur rendre compte d’actions dont Dieu est le seul juge, comme il en est le seul auteur. Oh ! oui, les vieux prédestinatiens avaient raison, quoiqu’ils n’aient pas deviné les vraies conséquences de leurs doctrines ; voulez-vous faire des hommes invincibles au monde, faites des esclaves soumis de Dieu ; voulez-vous délier les liens de la terre, resserrez les chaînes du ciel[1]. Cette vieille querelle de Gomar et d’Arminius prouve encore d’une manière fort

  1. Chose curieuse, cette doctrine chrétienne de la grâce, qui est le véritable fondement des libertés de l’âme, et par suite de toutes les libertés sociales, a été tenue fort souvent par les esprits qui se sont posés en défenseurs de la liberté comme une doctrine d’oppression et d’injustice. Il y a déjà douze ans qu’ici même (15 janvier 1857) nous avons eu occasion de nous expliquer sur ce point à propos des théories de M. Michelet, et d’émettre l’interprétation que nous venons de donner dans ces pages. Toutes les fois que je vois une de ces attaques contre la grâce exprimées par un esprit libéral, je ne puis m’empêcher de me représenter Achille renonçant avec aveuglement à ses armes forgées dans un atelier divin.