Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/625

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moroses, et de la gaîté la plus folle au plus sombre abattement. Aussi, quelle que soit la route que l’on prenne pour y arriver, l’entrée en Hollande ne peut manquer de faire éprouver au voyageur une sensation d’une nouveauté singulière. Cependant le choix de la route n’est pas indifférent, selon qu’on veut d’abord connaître l’une ou l’autre de ces physionomies. L’entrée en Hollande par le Moerdyck est d’un charme et d’une séduction irrésistibles. Rien ne rappelle dans ce paysage coquet, excentrique, presque paradoxal dans sa verdoyante bizarrerie, la monotonie de la plaine des Flandres que l’on vient de quitter. Il semble que le bateau à vapeur navigue non à travers un pays ouvert, propriété commune de tout un peuple, mais à travers les rives d’un parc seigneurial dont la superbe Meuse serait l’artère fluviale et la décoration. Pour avoir une idée lointaine de ce paysage du Moerdyck à Dordrecht, imaginez ce que serait Hyde-Park, par exemple, étendu à l’infini, et la Serpentine navigable aux steamboats. Oh ! comme, en m’enivrant des sensations toutes nouvelles de ce ravissant spectacle, j’ai envié la naïveté d’imagination des chevaliers du moyen âge et des anciens voyageurs ! De minute en minute, je sentais s’effacer en moi le souvenir de l’existence, de notre race ; un grain de scepticisme moderne de moins, et j’aurais pu croire que j’étais dans une contrée habitée par des esprits élémentaires. Si ce ne sont pas là les bosquets d’Alcine et d’Armide, ce sont bien ceux des fées du monde merveilleux du nord. Ces petits jardins de la rive qui s’avancent jusque sur l’eau, et qui font penser aux descriptions que les voyageurs nous font des mignonnes inventions de la Chine et du Japon, ne peuvent être la propriété de familles humaines, car en trois pas un enfant qui s’essaie à marcher les parcourrait dans toute leur étendue ; mais sous les fleurs de leurs rives les petites nixes peuvent se blottir à l’aise pour se livrer à leurs espiègleries microscopiques comme leurs domaines et leurs personnes.

Entrez au contraire dans la Meuse par le Wahal, en venant d’Allemagne ou de Gueldre, comme la physionomie du paysage est différente ! Ce n’est plus un pays de fées, mais c’est encore une terre magique, car c’est un pays de sorcières. Comme cette forêt de joncs est triste et morose, même par un beau soleil ! Et ces frêles, chétives digues en branchages qui protègent la terre peu résistante contre les morsures du fleuve, quelles idées de pénurie, de dur travail, de vie misérable, elles éveillent à l’esprit ! En voyant ces pauvres digues, image mesquine du vaste système de défense qui fait ceinture à ce pays, la richesse actuelle des habitans de la Hollande s’efface de l’esprit, et l’on rêve d’une terre maudite où l’homme aurait chaque jour à disputer sa subsistance à un troupeau