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confidentes qui pouvaient la trahir des reproches violens. Bref, un certain jour, ayant affaire à Venise, je ne pus me dispenser de lui rendre visite. Il n’entrait pas dans mes vues que cette visite officielle nous exposât au moindre péril ; mais, cédant aux instances de ma maîtresse, je n’en étais pas moins enfermé avec elle en son logis particulier, lorsqu’une de ses suivantes, plus avisée que nous, vint heurter à l’huis et prévenir madame que ser Antonio Toldo (nous le supposions en Frioul) venait de rentrer inopinément chez lui. Je me glissais par un corridor obscur vers la poterne dont on venait de me rendre la clé, quand à l’extrémité de ce couloir je rencontrai le fils de ma maîtresse, — un enfant de quatre ou cinq ans, — lequel, ne connaissant pas mon visage, fut saisi de peur et se mit à crier en prenant la fuite. Le sort m’en voulait sans doute ce jour-là, car au bas du degré que je descendais en grande hâte, je retrouvai encore une fois et heurtai par mégarde ce malheureux petit gnome, qui, le nez par terre, cria de plus belle, cette fois comme si on l’égorgeait. Son père accourut au bruit. J’étais déjà loin, mais l’enfant, questionné, déclara qu’il avait vu un étranger se glisser hors de l’appartement de sa mère.

« Vos excellences auront probablement peine à croire que quelques jours après ce périlleux incident je commis l’imprudence de revenir à Venise en partie de plaisir avec quelques-uns de mes condisciples. Près de la porte Saint-Marc, la chance me poursuivant toujours, qui rencontrai-je ? Ser Antonio, qui tenait son fils par la main. L’enfant ne m’eut pas plus tôt aperçu que, reculant de frayeur, il me montra du doigt à son père en me désignant sans aucun doute comme l’inconnu qui l’avait fait tomber. Le terrible regard dont me poursuivit alors ser Toldo m’apprit qu’il devinait en ce moment tout ce que j’aurais voulu lui cacher. Une autre circonstance vint mal à propos confirmer ses soupçons. Un de mes condisciples qui aspire à la prêtrise (il se nomme Niccoletto Quadrupani), ayant indiscrètement ouvert, à mon insu, le portefeuille où étaient les esquisses faites d’après la belle Lucrezia, reconnut d’emblée, bien que j’eusse pris soin de les modifier légèrement, les traits de mon gracieux modèle, dont il était quelque peu parent, et crut devoir à l’honneur du sang de dénoncer traîtreusement le fait à ser Toldo. Celui-ci dès lors ne songea plus qu’à me perdre et à ravoir les dessins qui attestaient le désastre de sa félicité conjugale. J’ai dit devant la très révérende Quarantie comment, avec le concoure du juif Maccabeò, fut dressé le piège où je tombai ; j’ai véridiquement exposé que, pour une misérable dette de cinquante lire, je m’étais vu privé de la liberté, enfoui dans le cachot des cinque, et en passe d’y être secrètement expédié dans l’autre monde. Je répète, bien convaincu