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portrait. Comment la pauvre femme aurait-elle refusé de me confier à un aussi notable personnage que ser Tiziano Vecellio ? Ce grand peintre me conduisit donc dans sa demeure, où Monna Lucia, sa femme, et ses deux fils, Pomponio et Orazio, me prirent également en singulière amitié. Je fus admis au nombre des élèves qui travaillaient sous sa direction, et j’ai eu, comme tel, l’honneur de contribuer au décor de la salle du grand-conseil. Même, à la requête de ser Tiziano, quand ces décors furent achevés après quatre années de travail, le très noble conseil des dix m’octroya pour six ans, à titre de salaire extraordinaire, une pension annuelle de cinquante ducats. Ceci me donnait les moyens de m’entretenir à l’université padouane, où m’appelait le désir de m’instruire et de ne pas rester, comme je l’étais, un simple artisan. Messer Tiziano, bien qu’il n’approuvât point le parti que je prenais, s’employa pour me faire admettre sans certificat de naissance et sans papiers de famille. C’est grâce à son obligeant patronage que je partis pour Padoue en 1523, n’ayant encore que seize ans (je le crois du moins) et m’en attribuant dix-sept. C’est là, relativement à mon passé, tout ce que je puis apprendre à vos seigneuries. »

A la suite de ces explications, et, pour en vérifier l’exactitude, la paysanne de Bassano a été mandée. Son témoignage a été conforme de tout point aux détails fournis par l’accusé, pour lequel on voit qu’elle a conservé une extrême tendresse. Depuis le début du procès, une affiche placardée sur le pont de Rialto invite toute personne pouvant procurer quelques renseignemens sur Pasquale Ziobà ou sa famille à se présenter devant les quarante. Plusieurs individus ont répondu à cet appel, mais sans rien apporter de très essentiel pour l’éclaircissement des doutes qui militent encore, parait-il, contre l’accusé.

Messer Tiziano Vecellio, qu’on a jugé bon d’appeler par message particulier, a comparu le 19 mars. Il s’est dit âgé de quarante-trois ans et logeant sur les lagunes du côté de Murano. « Pasquale, a continué ce grand peintre, est un des meilleurs élèves que j’aie formés. Il avait des dispositions innées pour le dessin et une manière à lui d’entendre l’agencement des lignes du corps humain. Sous ses doigts, la forme prend un relief, une grâce, que beaucoup de peintres en renom ne sauraient lui donner. Dans le grand tableau que le conseil suprême a daigné me commander, et que je regarde comme un de mes ouvrages les plus réussis, le groupe du prince Othon, amené prisonnier devant l’amiral de cette sérénissime république, a été dessiné d’un bout à l’autre par Ziobà. L’ayant recommencé à trois reprises différentes et toujours mécontent du succès de mes efforts, je l’avais mis au concours dans mon atelier, et c’est