Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/598

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

audacieux, j’appelai à grands cris un batelier. En face de moi, sur les degrés du palais Loredano, s’en trouvait un qui, réveillé par le bruit, vint à moi, dormant encore à moitié, se frottant les yeux, et qui finit par me passer à l’autre bord ; mais il était trop tard, et parmi la foule qui encombrait les avenues de Saint-Marc mon brigand s’était perdu de façon à rendre inutiles toutes les recherches que j’aurais pu tenter. »

À ces deux rapports faisait suite celui de Giovanni Petigliano, qui disait : « Je me trouvais à peu près seul au bureau de police du district San-Paolo quand on y rapporta le cadavre de l’homme assassiné. Les camarades étaient presque tous dispersés parmi les masques et fort occupés à réprimer les désordres de l’ardente jeunesse, qui, le jeudi de carnaval plus que tout autre jour, attente au repos de la cité. Ce jour-là effectivement, Padoue nous envoie environ deux mille jeunes gens altérés de plaisir qui parcourent d’abord les rues avec assez d’ordre, précédés de leur gonfalonier et de leur musique, mais qui, aussitôt la nuit venue, se répandent de tous côtés, et se livrent à toute sorte d’excès jusqu’au lendemain matin, où une flottille de gondoles richement pavoisées vient les prendre pour les ramener sur la terre ferme.

« D’après quelques mots échappés à mon subordonné Moroni Rocco, je conçus l’idée que le crime avait pu être commis par un de ces jeunes gens, et, prenant avec moi le susdit, je me mis à parcourir les quartiers où on est à peu près sûr de les rencontrer en plus grand nombre. Nous errâmes ainsi sans aucun résultat presque toute la nuit. A peu près une heure avant le lever du soleil, nous arrivâmes devant un cabaret encore ouvert dans le voisinage de Saint-Moïse. Il en sortait un grand bruit de voix, et, regardant à l’intérieur, nous vîmes debout sur une table un jeune homme qui haranguait avec une verve, une gaîté des plus remarquables, environ vingt étudians groupés autour de lui. On riait, on applaudissait son improvisation burlesque, et parmi les cris j’en distinguai un qui me frappa singulièrement. — A la santé de Pasquale Ziobà ! hurlait à tue-tête un de ces enthousiastes écervelés. — Ziobà, dis-je en poussant le coude à mon camarade, n’est-ce pas le premier mot que vous ayez recueilli sur les lèvres du mourant ?

« — Oui, me répondit-il ; mais pourquoi s’en étonner ? Ne sommes-nous pas aujourd’hui ziobà ?

« Cette explication si naturelle me rééduisit pour le moment au silence, et pourtant, poussé par une sorte d’entraînement machinal : — Examinez bien ce jeune homme, repris-je en lui montrant l’orateur. Sa taille, sa tournure, ses gestes, ne vous rappellent-ils en rien l’homme qui vous a échappé ?