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« Domenico, plus jeune que moi et aussi coureur plus agile, s’élança sur les traces du fuyard. Je m’arrêtai auprès du blessé, qui, lorsque je le vis de plus près, me sembla respirer encore ; mais, quand je voulus écarter le manteau qui le couvrait afin de visiter sa blessure, il me repoussa vivement, et d’une voix entrecoupée prononça ces mots : — Ziobà… il viluppo… disegni[1]. Bien volontiers eût-il parlé davantage, bien volontiers l’eussé-je écouté ; mais un flot de sang lui monta aux lèvres, et dans le moment où j’essayais de le calmer en lui disant : Je sais que nous sommes aujourd’hui jeudi… ne vous inquiétez pas de ces dessins…, il fut pris tout à coup d’un spasme convulsif. Sa tête, violemment rejetée en arrière, frappa rudement contre le parapet. Je ne le croyais pourtant qu’étourdi ; il était mort. Je n’avais plus qu’à faire transporter le cadavre en lieu sûr et loin de la vue des passans, qui, les uns masqués, les autres non, allaient revenir en foule des fêtes du carnaval. »

Interrogé s’il peut déterminer exactement l’heure où le crime a été commis, le même agent a dit : — Je crois le pouvoir, attendu que la grosse horloge dei Frari venait de sonner trois heures[2]quand le coup d’arquebuse fut tiré.

Dans son rapport sur les mêmes faits, Domenico Longhi confirmait les dires de son collègue, et y ajoutait ceci : « Lancé à la poursuite de l’assassin, je fus bientôt certain que j’avais à faire à un birbante pourvu de bonnes jambes. Sa frayeur semblait lui donner des ailes. Dans les rues, pour la plupart désertes, que nous traversâmes tout d’abord, je ne le perdis pourtant pas de vue. La foule était du côté de Saint-Marc pour voir les fêtes. Après bien des détours, mon homme arriva sur les bords du Grand-Canal, non loin de l’église Saint-Sylvestre. Trouvant une gondole amarrée à un des poteaux, il s’y jeta, la décrocha fort lestement, et traversa le canal. J’eus lieu de remarquer qu’il ramait en homme expert. Pendant les quelques instans que lui demandèrent les rapides préparatifs de son habile manœuvre, j’avais pu l’examiner d’un peu plus près et constater qu’il portait le costume de nos étudians. A son côté pendait un objet métallique rappelant par sa forme les étuis en étain dans lesquels les licenciés de l’université de Padoue ont coutume d’enfermer leurs diplômes. Ceci me confirme dans l’idée que le meurtrier doit être un étudiant. Du reste un masque me cachait absolument son visage, et l’obscurité ne me permettait pas de préciser mes remarques. Désolé de voir s’échapper l’auteur d’un crime si

  1. Jeudi… (en dialecte vénitien), la boîte,… les dessins
  2. Trois heures à Venise, et d’après la manière dont les vingt-quatre divisions du jour sont dénombrées, équivalent à huit heures du soir.