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qu’il prend la plume, et il espère que « toute âme honnête » la partagera. Après ce brillant début, il expose assez exactement la théorie de la confédération européenne, et finit par exprimer son propre jugement. Cette seconde partie est la négation de la première. Passe encore pour avoir dit ironiquement que les rois et les ministres ne peuvent pas souscrire à la paix, les rois parce qu’il n’est pas un seul parmi eux qui pût supporter sans indignation la seule idée de se voir forcé d’être juste, les ministres parce qu’ils ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires et pour perdre l’état plutôt que leur place : il y a malheureusement assez de vérité dans ces exagérations pour les justifier ; mais, après avoir rappelé qu’Henri IV voulait obtenir par les armes ce que l’abbé de Saint-Pierre « prétendait faire avec un livre, » il conclut que ce projet qui fait naître « une émotion si délicieuse » est après tout d’un succès peu désirable, « parce qu’il ferait peut-être plus de mal tout d’un coup qu’il n’en préviendrait pour des siècles. »

Rousseau commence également par avoir l’air d’approuver la Polysynodie, puis il s’attache à démontrer que la pluralité des conseils est incompatible avec la monarchie, où la seule introduction du scrutin « ferait un renversement épouvantable. » Non content de déclarer l’institution impraticable, il s’attaque au principe même après l’avoir vanté, et conclut en disant : « L’aristocratie est la pire des souverainetés, c’est ce qui rendrait peut-être la Polysynodie le pire des ministères. » Avec une pareille disposition d’esprit, Rousseau pouvait difficilement aborder l’examen des autres visions de l’abbé, comme le projet de taille tarifée et le projet pour l’amélioration des chemins. Ces détails répugnaient à son génie quinteux et hautain. Il avait pour les idées d’autrui une aversion systématique, et n’aimait que ses propres paradoxes. Il est revenu plus tard dans ses Confessions sur l’abbé de Saint-Pierre ; il en parle toujours avec la même admiration affectée et le même dédain réel. « Cet homme rare, l’honneur de son siècle et de son espèce, et le seul peut-être depuis l’existence du genre humain qui n’eût d’autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d’erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu’ils sont et qu’ils continueront d’être. Il n’a travaillé que pour des êtres imaginaires. » Et Rousseau lui-même, pour qui travaillait-il ? Lequel des deux méritait le plus l’épithète de chimérique ? Les déclamations de l’un n’ont fait que des ruines, tandis que les rêves de l’autre se transforment tous les jours en réalités bienfaisantes.

Une justice plus éclatante devait être rendue à l’abbé de Saint-Pierre. Il avait été interdit à Maupertuis, son successeur à