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bienfaisance ; s’en servira qui voudra. » Ses contemporains lui ont attribué l’invention du mot, et il était en effet digne de l’inventer. Voici ce qu’en dit Voltaire dans un de ses Discours sur l’homme :

Certain législateur, dont la plume féconde
Fit tant de vains projets pour le bien de ce monde,
Et qui depuis trente ans écrit pour des ingrats,
Vient de créer un mot qui manque à Vaugelas :
Ce mot est bienfaisance ; il me plaît, il rassemble,
Si le cœur en est cru, bien des vertus ensemble.

Il professait la foi la plus vive dans l’immortalité de l’âme. Il y voyait le plus puissant des encouragemens au bien et la plus utile des vérités. Il voulait que les hommes ne perdissent jamais de vue la perspective du bonheur éternel. En conséquence, il avait pris pour devise ces mots, qu’il répétait à la fin de ses ouvrages et même de ses lettres : paradis aux bienfaisans. Il aurait voulu généraliser cette devise et la faire adopter à tout instant dans la vie commune. « Nous disons adieu quand nous nous quittons ; cela est bien, mais cette formule est devenue trop courte et ne nous fait pas souvenir du paradis, qui est proche. Celle-ci serait meilleure : paradis aux bienfaisans. Elle paraîtrait un peu bizarre d’abord, mais on s’y ferait. Il serait encore à souhaiter que dans les actes publics ou privés on ne parlât jamais de la vie sans dire la première vie. »

Il prêchait le travail et la sobriété, ajoutant que l’un et l’autre font le bonheur et la santé. Il développe surtout cette idée dans un curieux écrit ayant pour titre Agathon, archevêque très vertueux, très sage et très heureux. Agathon, c’est évidemment l’abbé devenu archevêque, on ne sait trop pourquoi, car il ne recherchait pas les grandeurs. Il n’affecte aucune austérité, passe la moitié de l’année à la campagne, boit avec tempérance du bon vin, s’entoure d’amis vertueux, et pratique surtout la vertu par excellence, la bienfaisance. « Bref, content de sa situation, Agathon ne songe qu’à jouir tranquillement de tous les agrémens qu’il en peut tirer sans faire du mal à personne et en faisant du bien à tous ceux qu’il peut ; grâce à la douceur de son humeur, à l’étendue et à la justesse de son esprit et surtout à son penchant naturel à faire plaisir à tout le monde, il passe sa vie aussi heureusement que personne, et il acquiert tous les jours par sa bienfaisance de nouveaux mérites pour obtenir le paradis. C’est que la grande vertu, guidée par une raison sublime, produit toujours un grand bonheur. » Voilà l’idéal de l’abbé, on peut dire qu’il l’a réalisé.

Les ordres monastiques étaient nombreux et puissans ; on ne comptait en France pas moins de 100,000 religieux et de 100,000 religieuses sur une population totale de 18 millions. L’abbé jugeait