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La paix, pour être durable, doit se concilier avec le changement.

Il envoya son Projet de paix perpétuelle à Leibniz, qui exerçait alors en Europe une sorte de magistrature intellectuelle. Le philosophe allemand lui répondit sur un ton moitié flatteur, moitié ironique. « Il n’y a, lui écrivait-il, que la volonté qui manque aux hommes pour se délivrer d’une infinité de maux. Pour faire cesser la guerre, il faudrait qu’un autre Henri IV, avec quelques grands princes de son temps, goûtât votre projet. Le mal est qu’il est difficile de le faire entendre aux grands princes. Un particulier n’ose s’y émanciper, et j’ai même peur que de petits souverains n’osassent le proposer aux grands. Un ministre le pourrait peut-être faire à l’article de la mort. Cependant il peut être toujours bon d’en informer le public ; quelqu’un en pourra être touché quand on y pensera le moins. » La lettre finissait par ce trait : « je vous souhaite, monsieur, autant de vie qu’il en faut pour goûter le fruit de vos travaux. » En même temps Leibniz écrivait à un de ses amis : « Je me souviens de la devise d’un cimetière avec ce mot : pax perpetua, car les morts ne se battent point ; mais les vivans sont d’une autre humeur, et les plus puissans ne respectent guère les tribunaux. »

Soixante-quinze ans après, un autre philosophe allemand, Kant, publiait à son tour un Essai sur la paix perpétuelle ; il y posait des principes fort analogues à ceux de l’abbé. L’utopie placide l’avait emporté dans son esprit sur le scepticisme dédaigneux de Leibniz. De nos jours, les philosophes politiques condamnent tous la folie de la guerre ; nous ne sommes plus au temps où Voltaire écrivait : « Il est aussi difficile d’empêcher les hommes de se battre entre eux que d’empêcher les loups de manger les moutons. » Les hommes ne sont pas des loups, quoi qu’en ait pu dire Hobbes, et, s’il y a des loups parmi eux, les moutons commencent à n’être plus d’humeur à se laisser manger. Tant que vécut l’abbé de Saint-Pierre, il ne cessa de proposer les cinq articles à tous les souverains et à tous les ministres de l’Europe. Le cardinal de Fleury ayant dit un jour, lors de la rupture entre les Espagnols et les Anglais, que les deux gouvernemens auraient bien dû prendre quelque dose de l’élixir de paix perpétuelle, l’abbé lui écrivit aussitôt sur le ton d’une amicale familiarité : « Je suis fort aise, monseigneur, que vous m’ayez ordonné d’appliquer mon remède universel pour guérir la fièvre de nos voisins ; vous m’avez ainsi autorisé à vous demander quel homme il y a en Europe qui puisse plus habilement que vous faire l’application de ce remède. Je ne suis que l’apothicaire de l’Europe, vous en êtes le médecin. » Le cardinal ayant répondu sur le même ton qu’il faudrait commencer par envoyer une troupe de missionnaires pour préparer le cœur et l’esprit des princes, l’abbé répondit à son tour que le premier ministre du roi de France