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public futur. Cette considération pour l’avenir m’a toujours payé magnifiquement de mes peines présentes. » Afin de faire mieux comprendre sa pensée, il avait recours à un procédé fort utile dans l’improvisation, mais fastidieux chez un écrivain : il se répétait sans cesse. « Il y a, lui disait-on un jour, d’excellentes choses dans vos écrits, mais elles y sont trop répétées. » Il demanda qu’on lui en indiquât quelques-unes ; rien n’était plus facile. « Vous voyez bien que vous les avez retenues, répondit-il ; si je ne les avais dites qu’une fois, vous ne vous en souviendriez plus. »

Le principal de ses rêves, celui qui demeure indissolublement attaché à son nom, est son Projet de paix perpétuelle, publié pour la première fois en 1713, du vivant de Louis XIV, et l’année même de la paix d’Utrecht. Un pareil projet ne pouvait venir plus à propos que le lendemain de cette victoire inespérée de Denain, qui avait miraculeusement sauvé la France au moment où, épuisée de sang et d’argent, elle allait succomber sous l’Europe coalisée. Jamais les hasards et les fléaux de la guerre ne s’étaient montrés avec plus d’horreur. L’ouvrage original avait d’abord trois volumes ; mais l’auteur, voulant le rendre plus populaire, en fit lui-même un abrégé qu’il publia en 1728 sous ce titre : Abrégé du projet de paix perpétuelle, inventé par le roi Henri le Grand, approuvé par la reine Élisabeth, par le roi Jacques son successeur, par les républiques et par divers autres potentats, approprié à l’état présent des affaires générales de l’Europe, démontré infiniment avantageux pour tous les hommes nés et à naître en général, et en particulier pour tous les souverains et pour les maisons souveraines. L’enseigne était un peu longue ; mais le bon abbé n’avait voulu rien oublier de ce qui pouvait donner faveur à ses idées.

Pour échapper à l’accusation d’utopie, il avait eu soin de se mettre sous la protection du grand nom d’Henri IV. Il y revient dans la dédicace, qu’il adresse au jeune roi Louis XV. « Ce projet, dit-il, contient des moyens simples et efficaces pour pacifier l’Europe et pour rendre la paix désormais perpétuelle ; c’est l’admirable projet d’Henri le Grand, un des plus fameux et des plus estimables de vos aïeux. » Jusqu’à quel point pouvait-il en effet se rattacher au plan que Henri IV était sur le point d’exécuter quand il tomba sous le couteau d’un assassin ? D’après les Économies royales de Sully, le seul document que nous possédions sur le grand dessein, Henri IV voulait d’abord assurer la tranquillité de l’Europe en affaiblissant la maison d’Autriche, qui était alors la puissance prépondérante ; il voulait ensuite, pour asseoir la paix à venir, former une république chrétienne composée de quinze états indépendans qui se garantiraient mutuellement leurs limites. Ces états auraient compris cinq