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lui-même en termes assez piquans comment cette idée lui passa. « Segrais, homme d’esprit, me dit un jour que cette fantaisie de se faire religieux ou religieuse était la petite vérole de l’esprit, et que cette maladie prenait ordinairement entre quinze et dix-huit ans ; j’en fus attaqué à dix-sept. J’allai me présenter au père prieur des prémontrés réformés d’Ardenne, près de Caen ; mais, par bonheur pour ceux qui profiteront de mes ouvrages, il douta que j’eusse assez de santé pour chanter longtemps au chœur, et me renvoya consulter un vieux médecin qui me dit que j’étais d’une santé trop délicate. J’ai donc eu cette maladie ; mais ce n’a été qu’une petite vérole volante dont je n’ai point été marqué. »

Au collège des jésuites de Caen, il eut pour condisciple un étudiant pauvre, nommé Varignon, passionné pour les sciences. Il se lia avec lui d’une étroite amitié. Ils venaient l’un et l’autre d’entrer dans les ordres quand le père de l’abbé de Saint-Pierre mourut. L’abbé eut pour sa part de cadet une légitime de 1,800 livres de rente, qui équivaudraient de nos jours au double comme poids d’argent et probablement au triple pour le prix général des choses. Lorsqu’il se vit à la tête de cette petite fortune, il voulut partir pour Paris ; mais comment y entraîner Varignon, qui n’avait pas les mêmes ressources ? L’abbé, ne pouvant se séparer de son ami, détacha 300 livres de ses 1,800, et les lui fit accepter par contrat. « Quand vous voudrez vous en aller, lui dit-il, vous vous en irez ; je ne veux pas que vous soyez tenu de ne me point quitter. Vous disputerez avec moi, vous me ferez des objections, et j’y gagnerai beaucoup ; il est juste que vous soyez indemnisé pour un pareil service. »

Voilà donc les deux amis installés ensemble dans une petite maison située en haut du faubourg Saint-Jacques. L’abbé de Saint-Pierre fréquentait les cours d’anatomie, de physique, de chimie, de médecine ; il lisait tous les ouvrages de métaphysique et de morale qui paraissaient. Il voyait souvent le père Malebranche, Nicole et surtout Fontenelle. Ce dernier a raconté dans son Eloge de Varignon comment il s’était lié avec les deux amis. « J’étais leur compatriote, dit-il, et j’allais les voir assez souvent, et quelquefois passer deux ou trois jours avec eux ; il y avait encore de la place pour un survenant, et même pour un second, sorti de la même province, aujourd’hui l’un des principaux membres de l’Académie des Belles-Lettres, et fameux par les histoires qui ont paru de lui (l’abbé de Vertot). Nous nous rassemblions avec un extrême plaisir. Jeunes, pleins de la première ardeur de savoir, fort unis, et, ce que nous ne comptions peut-être pas alors pour un assez grand bien, peu connus, nous parlions à nous quatre une bonne partie des différentes langues de l’empire des lettres, et tous les sujets de cette