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langue est encore ici fidèle interprète de la pensée : justice, devoir, mérite, tous ces mots sont synonymes et indifféremment pris l’un pour l’autre afin de désigner soit la qualité d’une action humaine, soit le traitement que mérite cette action. Un homme juste est celui qui pratique le bien, une juste sentence est celle qui châtie le mal. Le bien doit être accompli, mais il doit aussi être honoré. Le mal doit être évité ; mais, s’il est commis, il doit être puni. Le mot devoir est employé dans les deux applications avec la même autorité. De même les vertus d’un homme sont ses mérites, et réciproquement. Ce ne sont pas là de puérils rapprochemens. L’identité des termes indique l’intime connexité des idées. Deux notions qui se forment simultanément dans l’esprit revêtent nécessairement la même forme au dehors, et le même cri de l’âme ne peut s’échapper que par le même souille des mêmes lèvres.

La justice a donc deux faces qui toutes deux regardent également la conscience de l’homme. Il y a la justice que je dois accomplir et la justice que je dois obtenir ou subir. L’une m’indique le but de mes efforts, l’autre m’en fait attendre le salaire ou me fait craindre l’expiation de mes fautes. Seulement voici la différence : admettant, ce qu’on pourrait encore mettre en doute, que l’une de ces deux formes de là même justice soit toujours visible et lumineuse, il faut bien convenir que l’autre, comme un astre dont la lumière est intermittente, se cache et se montre tour à tour, et demeure même toujours comme ombragée d’un voile. Étant donné que je puisse toujours comprendre et faire tout ce que la justice me prescrit, suis-je sûr de recevoir tout ce qu’elle doit me réserver ? Supposé que tous ses commandemens soient clairs et praticables, ses promesses sont-elles toujours fidèlement tenues et ses menaces toujours exactes à se réaliser ? Évidemment non. Cette justice que ma conscience réclame par un impérieux instinct, elle ne s’accomplit jamais entièrement sous mes yeux et dans le monde qui m’environne. Ce monde au contraire est plein de criminels qui jouissent en paix du fruit de leurs méfaits, de héros et de martyrs qui meurent victimes de la délicatesse de leurs scrupules ou de l’ardeur irréfléchie de leur générosité. La prospérité des méchans, le malheur des bons, c’est-à-dire la négation même de la justice, c’est le spectacle que la terre donne habituellement, et si de loin en loin la justice y reparaît, comme pour ne pas laisser oublier son nom et effacer ses traits, c’est par une action toujours interrompue et sous une image affaiblie. De là la conclusion naturelle que ce qui ne s’accomplit pas ici-bas doit se consommer et se réparer ailleurs, que dans une autre existence régie par d’autres lois la justice offensée ou mutilée sous nos yeux retrouvera, par le châtiment de tous les crimes et la