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vraiment spécifique : c’est le despotisme démocratique, celui qui est exercé par la foule sur l’individu et par le nombre sur l’intelligence ; c’est, par exemple, la servitude imposée par une majorité d’assemblée révolutionnaire à une minorité privée de ses droits civils et naturels, ou bien l’omnipotence déléguée par un caprice de la plèbe à son favori. Le christianisme a fait contre ce despotisme-là ses premières armes et ses preuves, car l’effroyable puissance des césars, que des apôtres seuls ont su braver, n’était que le fruit d’une délégation populaire de cette nature. M. Guizot trouve des couleurs pleines de vie et de force pour décrire cette triste variété d’un triste genre. C’est une sorte de panthéisme politique qui engloutit toutes les volontés individuelles dans une volonté commune, anonyme et irresponsable. Accablé par la masse d’une multitude aveugle et indifférente qui pèse sur lui comme une montagne de sable dont il n’est qu’un grain imperceptible, le citoyen, dans une démocratie pure, perd trop souvent avec le sentiment de sa puissance celui de sa dignité et de ses devoirs. Faible et insignifiante unité, il sent qu’il ne peut rien par lui-même, et ne se croirait volontiers non plus tenu à rien, pas plus à agir qu’à résister. Peu à peu le bruit des agitations populaires, qui étouffe sa voix et assourdit ses oreilles, le berce et finit par l’endormir comme le mugissement monotone des vagues. C’est contre cette tendance de l’individu dans un pays démocratique à s’abandonner par défaillance aux caprices de la majorité, à se décourager presque de sa propre existence à force de la sentir sans action et sans valeur, que réagit efficacement dans la conscience chrétienne le sentiment de la responsabilité personnelle exercée sous l’œil d’un Dieu personnel lui-même en même temps que paternel. Quand le chrétien se sent petit, perdu, presque nul aux yeux des hommes, il sait qu’il est grand encore aux yeux de Dieu, qui l’a créé, et qui a promis de lui tenir compte du verre d’eau donné en son nom. Ce verre d’eau, c’est l’humble effort de l’être isolé qui lutte à lui seul dans son obscurité contre l’entraînement des passions de tout un peuple : stérile résistance, si l’on ne regarde que le fruit apparent ou le succès immédiat ; mais Dieu, qui la voit dans l’ombre, peut la récompenser publiquement en lui venant en aide par un coup spécial de sa toute-puissance, ou en la faisant servir au perfectionnement moral de quelques âmes, but bien supérieur au salut matériel d’une nation tout entière. Tel est l’espoir du chrétien dans la vie publique, et c’est ainsi que la foi, en portant à sa plus haute puissance l’énergie de la conscience individuelle, est le meilleur stimulant qui puisse soutenir la vertu et même le génie écrasés sur la place publique par le brutal ascendant du nombre.