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Et d’abord reprenez votre nom ; au surplus
Vous pouvez le porter, je ne le porte plus,
Mon fils. Adieu, monsieur…

Nous avons prononcé les mots de douleurs tragiques, de tragique intérêt, à propos de ces aventures désolantes. Il nous semble en effet que l’auteur des Faux Ménages, à son insu ou non, a tenté ici ce qu’on peut appeler la tragédie domestique. Un des dramaturges qui ont le plus agité la scène allemande depuis Schiller, M. Frédéric Hebbel, a donné dans ses préfaces une curieuse théorie de la tragédie et du drame. Dans le drame, selon lui, la lutte est simplement entre des créatures humaines-, c’est le bon ou le méchant qui l’emporte, suivant les circonstances du sujet et la fantaisie du poète. Dans la tragédie au contraire, il y a un personnage d’un ordre supérieur, un acteur invisible, la loi, contre laquelle viennent se heurter les passions. Or ni les circonstances du sujet, ni la fantaisie du poète, ne peuvent faire que la loi ait le dessous. Loi religieuse, loi politique, loi sociale, cet invisible acteur change nécessairement de caractère suivant les âges et les lieux ; il faut toujours qu’il soit là, ou bien il n’y a pas de tragédie. Les héros de la pièce peuvent avoir raison de vouloir ce qu’ils veulent, d’agir comme ils agissent, et cependant ils doivent être vaincus. Voilà ce qui est tragique. Cette théorie ingénieuse et forte est sans doute trop exclusive ; il faudrait certaines réserves pour dégager les vérités qu’elle contient. Sans entrer dans cette discussion, nous dirons simplement que l’œuvre de M. Édouard Pailleron nous a rappelé les hautes doctrines de Frédéric Hebbel. Les principaux acteurs de son drame, la mère, l’amant, la fille repentie, ont raison tous les trois de poursuivre leur but si ardemment. La mère elle-même, tout en combattant des adversaires qui doivent succomber, leur rend justice avec une loyauté où éclate à nos yeux le sens philosophique de la pièce. N’est-ce pas elle qui dit à Esther :

Nous avons tous raison,
Vous de l’aimer ainsi, craignant de redescendre,
Armand de le permettre, et moi de le défendre.

Et pourtant de ces trois personnages que l’action met aux prises, il y en a deux, les plus touchans, les plus sympathiques, les plus dignes d’intérêt et de pitié, qui sont condamnés d’avance. Ils luttent contre une force invincible, ils luttent contre une loi supérieure. Si nobles qu’ils puissent être, ils s’y briseront. Voilà le tragique dans son essence ; les Faux Ménages sont une tragédie domestique. Et ne dites pas que ces tragédies domestiques ont des lendemains qui remettent tout en question, ne dites pas qu’Armand ira retrouver Esther, qu’Esther ne persistera pas dans son renoncement ; l’ordre moral où le poète nous a transportés n’admet pas ces conjectures. Esther est transformée, elle sait ce