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Pensez donc : ni souci, ni règle, ni devoir !
Aussi combien sont pris presque sans le savoir !
Comment voir où l’on va, deviner où l’on glisse ?
On ne sent pas l’entrave, et le chemin est lisse.
Ce n’était qu’un caprice, on n’était qu’un amant,
On se trouve en ménage, on ne sait pas comment,
Comme ces voyageurs qui, venus par envie
De visiter la ville, y sont restés leur vie ;
Et puis du faux amour naît la fausse amitié,
Faite un peu d’égoïsme et beaucoup de pitié.
Parfois on se révolte, on se quitte, on se fâche !…
Mais on revient toujours, l’habitude rend lâche.
On se dit : « Bah ! plus tard… Je n’y suis pas forcé. »
Peu à peu l’on finit par se faire un passé.
On s’accoutume à vivre en bâillant face à face.
Des griefs d’autrefois le souvenir s’efface ;
La femme vous enferme en un cercle savant,
L’âge arrive, on la garde, on l’épouse souvent,
Et, la vieillesse aidant, on se décide à faire
L’un la bonne action, l’autre la bonne affaire.

MADAME ARMAND.

Mais mon enfant ? que fait mon fils dans tout cela ?

GEORGE.

Il est avec tous ceux qui sont empêtrés là.
Dans ce taillis épais des amours buissonnières,
Des premières souvent et surtout des dernières :
Les réhabiliteurs naïfs et triomphans.
Les malheureux à qui sont venus des enfans,
Les esseulés à qui ce marché rend service.
Les drôles pour lesquels un amour est un vice.
Les travailleurs trouvant ce lien plus léger.
Les attardés trop vieux pour en vouloir changer,
Les timides n’osant se lever de leur chaise,
Et les mal élevés qui sont là plus à l’aise,
Et les mal mariés, au moins aussi nombreux.
Qui viennent y chercher ce qu’ils n’ont pas chez eux…
C’est un monde ! le monde inconnu, mais prospère.
Des époux sans épouse et des enfans sans père,
Où l’estime s’égare, où s’abîme l’amour,
Et si grand, si nombreux, qu’il faudra quelque jour,
Comme ont fait les Romains pour le concubinage,
Annexer forcément ce faubourg du ménage.

MADAME ARMAND.

Mais à ces hontes-là mon fils est étranger.

GEORGE.

Trop ! c’est précisément ce qui fait le danger.