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cher. Les deux services hebdomadaires ne lui suffisaient pas, et elle jugeait nécessaire d’endoctriner encore dans l’intervalle les gens de la maison. « Elle a grande expérience des choses du ménage, dit Cats dans l’éloge qu’il fait d’elle, et je l’ai mainte fois entendue parler aussi bien, aussi solennellement, que les théologiens qui prêchent à l’église. » Les gens de la maison étaient-ils aussi édifiés que le maître de l’éloquence du théologien enjuponné? C’est ce que nous n’oserions dire. Ce qui est certain, c’est que le vieux poète en était enchanté. Il avait aimé toute sa vie ce qui aide l’homme à se réconcilier avec la perspective de la mort. Dans une de ses dernières compositions emblématiques, on le voit sur le seuil de sa porte prier le Temps, qui passe en courant, de vouloir bien s’arrêter un peu. On devine la réponse du Temps. Il s’en va, et la Mort vient derrière lui; mais le sage n’est point troublé plus qu’il ne faut par l’apparition de cette désagréable hôtesse. Au contraire il se familiarise avec elle, et dans une autre gravure nous le voyons offrir un siège à la Mort, qui est entrée dans son cabinet, et philosopher chrétiennement avec elle.

Il n’eut pas besoin d’elle pour être un auteur populaire très aimé. De son vivant déjà, il put jouir du prodigieux succès de ses œuvres. Il put, sans s’exposer au reproche d’avoir trop bonne opinion de lui-même, offrir un exemplaire de ses œuvres complètes aux principales villes de la république, à Brouwershaven, sa ville natale, à Zierikzée, à Middelbourg, à La Haye, à Dordrecht, aux états de Hollande. Les états, dans leur enthousiasme, votèrent un pourboire de 150 florins (plus de 300 francs) au domestique qui avait apporté le précieux cadeau. Plusieurs de ses poèmes furent traduits en allemand et en anglais. Son traducteur anglais, Richard Pigot, le présente à son public comme the Bard of home and of the domestic hearth, le barde de la maison et du foyer. Sa statue s’élève aujourd’hui à Brouwershaven, et il n’est pas de Hollandais, jeune ou vieux, qui ne sourie quand on prononce devant lui le nom de vader Cats. Gloire bien pure et méritée, car le plus grand service qu’on puisse rendre à un peuple, c’est de contribuer à le diriger dans la voie du travail, de la vie de famille et de la probité! Pourquoi faut-il que parmi nos grands écrivains, parmi nos moralistes eux-mêmes, si peu se soient pénétrés de la beauté d’une telle mission? Peut-être pourrions-nous à ce propos citer un dernier aphorisme illustré du vieux poète : il s’agit d’un fou attaché par un simple fil et se lamentant de sa captivité. Des enfans rient de sa sottise. Ce n’est pas le fil qui l’enchaîne, c’est sa folie. Fac sapias, et liber cris, lui dit le moraliste; deviens sage, et tu seras libre.


ALBERT REVILLE.