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I.

C’était un homme de beaucoup d’esprit que ce La Beaumelle. Il leur faut de l’esprit et certaine science, à ces arrangeurs ou fabricateurs de documens historiques. Quelques-unes des qualités du poète dramatique ou du romancier sont de rigueur dans ce genre littéraire : il importe de se mettre à la place des personnages qu’on fait parler, de connaître le temps où ils ont vécu, mieux encore le temps où l’on vit soi-même, car ce n’est point du passé qu’on se préoccupe, ni de la vérité historique : c’est aux contemporains que l’on veut plaire afin de les duper.

La première preuve d’esprit que donna La Beaumelle fut de se faire nommer en 1747, à l’âge de vingt-quatre ans, « professeur royal de langue et belles-lettres françaises à l’université de Copenhague et conseiller au consistoire souverain de Danemark. » On était au moment où la domination de l’esprit français était acceptée avec empressement de toute l’Europe. Le nord en particulier vivait, de notre vie intellectuelle et morale. Les agitations civiles de la Suède n’avaient fait que tourner au profit de notre influence, qu’un changement de règne ranimait en Danemark, en substituant au triste et dévot Christian VI son fils Frédéric V. Les mœurs se transformaient à Copenhague : au rigorisme de l’époque précédente, la jeune cour faisait succéder les fêtes et les bals ; Holberg, disciple original de Molière, voyait se rouvrir le théâtre royal, et ses vives comédies, après un long silence, étaient applaudies de nouveau. La Beaumelle eût pu être fort utile, dans le nord de l’Europe, à cette sorte de renaissance, s’il eût eu plus de souci de la naïve confiance qu’on lui témoignait et de la dignité des lettres ; mais, pressé de se faire un nom, il se prit à publier étourdiment, à tort et à travers, au courant de la plume, tantôt « troussant l’histoire, » comme parle M. Sainte-Beuve, qui lui a dit ses vérités à propos de Frédéric II, tantôt prenant pareilles libertés avec la religion, la philosophie, l’économie politique, la morale, s’érigeant en publiciste et philosophe émérite, et entrant en lice avec les écrivains en possession de la plus haute renommée. En Danemark, on le vit échanger des lettres publiques sur les plus graves sujets de controverse religieuse avec Holberg, qui faisait figure non-seulement comme poète dramatique, mais encore comme professeur d’université fort bien rente, et aussi comme théologien. Le recueil des lettres de ce dernier a conservé les traces de ces discussions, où La Beaumelle faisait profession d’une certaine liberté de pensée. Hors du Danemark, il s’adressait par lettres ou brochures à tous les beaux es-