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familièrement il frappa sur le ventre de son vieux compagnon assoupi sur un fauteuil.

Parmi les fidèles de cette royauté, il en fut un illustre, M. Berryer. L’orateur et le musicien s’étaient rencontrés aux beaux jours de la jeunesse et de la lutte dans le tourbillon de la vie du monde et du théâtre, et depuis ce temps avaient toujours vécu, comme du reste ils sont morts, côte à côte. Pour M. Berryer, la lutte ne devait finir qu’avec l’existence; c’est du sein de cette activité toujours debout qu’il s’informait de son cher Rossini, surveillait ses moindres mouvemens, accourait aux premiers signes. C’est à se demander comment, à travers les mille affaires qui l’encombraient, cet homme excellent pouvait trouver tout le temps qu’il donnait à ses amitiés. Deux fois il nous est arrivé de saisir sur le fait cette sympathique nature, une fois à l’égard de lord Brougham, que M. Berryer affectionnait et admirait, et l’autre à propos de son « cher Rossini, » comme il l’appelait. On n’imagine pas chez un homme public une sollicitude si émue, si pénétrante. S’il vous savait en rapports plus suivis avec la personne, il vous écrivait, pour vous demander de ses nouvelles, des billets d’une délicatesse presque féminine et comme on en écrivait au XVIIIe siècle, dont M. Berryer avait conservé dans ses relations les traditions d’élégance et de courtoisie. Ce grand orateur n’était pas seulement un lettré, c’était un dilettante pratiquant : il avait chanté et bien chanté, et de la fréquentation du Théâtre-Italien et des salons d’alors lui étaient restés certains de ces souvenirs qui ne s’effacent pas. Nous aimons avec tant de passion les grands artistes que nous avons connus quand nous avions vingt-cinq ans, un peu parce qu’ils sont de grands artistes, mais beaucoup parce que chacune de leurs mélodies ou de leurs strophes nous rappelle une sensation qui nous fut particulière ! Rossini, si indifférent qu’il pût être, se montrait au fond très sensible à cette dévotion des esprits et des caractères élevés.

Il était trop foncièrement Italien pour aimer ce que nous appelons la « pose, » nous autres Français, toujours en représentation devant la galerie ; de là sa bonhomie souvent grivoise, son laisser-aller dans l’attitude et les propos dont le goût s’offense : non que ces propos il les ait tenus tous, à Dieu ne plaise ! On lui en a terriblement prêté, et des plus spirituels comme des plus cyniques: il est vrai qu’il était si riche que, s’il y en a dans le nombre qu’il n’ait pas dits, il n’y en a point qu’il n’aurait pas pu dire. La seule pose qu’il se soit jamais permise fut peut-être son indifférence à l’endroit de ses propres œuvres, et encore qui oserait prétendre qu’il n’y eût pas une part de vérité dans ce détachement? Un jour que