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Guillaume Tell. Son fameux chant des Titans l’a bien prouvé. On lui avait tellement répété sur tous les tons que l’instrumentation de nos jours n’était que tapage et dissonances, qu’en voulant abonder dans ce qu’il s’imaginait être le sens de l’époque il dépassa la mesure. Du reste, l’orchestre ne le tentait plus. Se défiait-il à cet endroit de ses propres forces ? On le croirait presque, puisque, voulant écrire une œuvre instrumentale, il s’est finalement adressé au piano. Les maîtres sonoristes modernes ont introduit dans l’orchestre une coloration, un nerf qui n’existait pas avant eux, et s’entêter à ne voir que leurs dissonances, c’est commettre la même bévue que ces classiques qui s’entêtaient à ne voir chez Hugo que l’homme des césures incorrectes et des enjambemens audacieux. Pour connaître une musique, il faut se donner la peine de l’entendre, et Rossini dédaignait tout effort de ce genre ; quelle attraction auraient pu exercer les ouvrages des autres sur cet esprit railleur et désenchanté qui tenait les siens à l’écart ? Lorsque voici quelques années on voulut mettre à l’Opéra la traduction de sa Semiramide, il pria son vieil ami Carafa de surveiller la partie musicale de cet arrangement et de suivre les répétitions, se refusant à toute intervention, même consultante. Honnête et loyale figure, ce Carafa, satellite effacé d’un astre qui lui-même allait s’éteignant : il accompagnait le maître dans ses promenades, occupait un coin du salon, s’asseyait à sa table et faisait volontiers cause commune, disant nous, et, quand on parlait du trio de Guillaume Tell, parlant du trio d’Abufar ! Dans le paysage de cette aimable petite maison de Passy, Carafa rappelait un peu ces chambellans de l’exil qui n’en veulent pas démordre et continuent près de leur prince le cérémonial de l’ancienne cour. L’étiquette au moins n’avait rien du parasitisme ordinaire ; c’était touchant et mélancolique avec un petit grain de cette ironie qui se mêle à tout dans ce monde : il n’y a de Dieu que Rossini, et Carafa est son prophète ! Rossini, le meilleur des êtres, goûtait très délicatement cette vieille amitié, laquelle avait bien son prix, venant d’un homme qui fut toujours l’honneur et la dignité en personne, et d’un artiste dont Masaniello et la Prison d’Edimbourg ont marqué chez nous la valeur. Tout cela n’empêchait pas le maître d’avoir parfois les plus amusantes boutades. Un soir, à l’occasion d’un de ses ouvrages qu’on devait reprendre au Théâtre-Lyrique : « Singulière idée ! nous dit-il ; que pense-t-on tirer de cette vieillerie ? — Comme nous lui répondions que cette vieillerie pourrait être rajeunie d’un coup de main, et que, pour en assurer le succès, trois ou quatre morceaux entièrement neufs suffiraient : — Très bien, reprit-il de son plus beau sang-froid, trois ou quatre morceaux ; c’est cela, nous les ferons faire par Carafa. » Et