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hommes de génie que le temps aura le moins épargnés; avant qu’il eût quitté ce monde, les trois quarts de son œuvre avaient déjà péri. Que manque-t-il de celle de Beethoven? où sont les vieilleries, les ritournelles démodées? Force étonnante des principes, tout subsiste, et ce prodige a sa raison d’être dans le caractère même du grand artiste qui ne souffrit jamais d’autre influence que l’inspiration. Haydn, Mozart, ont composé de la musique sur commande, Beethoven point; ce puritain eût laissé l’univers s’écrouler plutôt que d’écrire une note en dehors de son propre mouvement. De là l’intégrité permanente de son œuvre. On dit de Mozart : « telle chose a vieilli, » et cela ne se dit point de Beethoven. Il est de tous celui qui vieillira le moins, parce qu’il est celui qui s’est le plus respecté. Rossini, qui se moquait de tout et de tous, à commencer par lui-même, n’eût pas voulu d’une gloire achetée au prix du stoïcisme. Papataci de’ mangiar, papataci de’ dormir! Rappelons-nous ce délicieux trio qui nous peint au naturel le sybarite, comme ces quatre mots, ad majorem Dei gloriam, nous peignent le vieux Bach.

A Bologne, il aimait à se lever de bonne heure pour aller au marché, terra antica, gentil madré e matrice. Une riche mère nourrice en effet que cette terre avec l’abondance et la variété de ses produits, un pays de Cocagne pour les rois d’Yvetot en villégiature. Un matin, tandis qu’il marchandait son poisson, il aperçoit un gentleman paisiblement occupé à regarder du milieu de la place le pittoresque du tableau, c’était le duc de Devonshire. « On m’avait bien promis que je vous rencontrerais ici, » lui dit le duc en l’abordant de son plus beau flegme aristocratique, et comme s’ils s’étaient quittés la veille. Le fait est qu’il y avait vingt ans que les deux amis ne s’étaient vus. Ils causèrent un moment, puis le maître reconduisit à son hôtel le noble fils d’Albion. Dans la journée, ce fut sa grâce qui vint rendre la visite au musicien, et comme il allait se retirer: « Je vous dois encore, dit le duc, un souvenir pour cette adorable soirée que vous m’avez fait jadis passer à Milan et pour les airs si ravissans que vous m’avez chantés, » et là-dessus il lui remet une riche tabatière, que Rossini, le Rossini de Moïse et de Guillaume Tell, empoche bel et bien, s’il vous plaît! « Ces diables de Français ne savent jamais que vous faire des complimens; je n’en rencontre pas un qui ne me demande lequel de mes opéras je préfère. Belle question, et comme je vais m’empresser d’y répondre! Ils sont très aimables et très reconnaissans, les Français, surtout en paroles. » Rossini ne se trompait pas, les Anglais parlent moins; mais leur silence est d’or, surtout quand ils renferment dans une tabatière. Il acceptait des tabatières d’un grand seigneur, il eut