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est Allemand, et personne, a-t-on dit, n’a plus noblement parlé la langue française, personne, excepté Rossini, cet Italien qui le dépasse de toute la hauteur de l’art moderne. Rossini, toujours cornélien, varie ses modes, Gluck au contraire est plein de formules; son éternelle apoggiature, qu’il applique aux rimes féminines comme aux masculines, donne à ses désinences une monotonie obsédante. C’est prévu comme deux rimes qui se commandent. Gluck, en l’élargissant, conserve le style des Lulli, des Rameau. Les exemples abonderaient sous ma plume, mais je n’écris point un traité de prosodie lyrique, et d’ailleurs, quand je les multiplierais, toute mon éloquence n’empêcherait pas l’erreur d’aller son train, et les confesseurs de la mélopée classique de continuer à jurer in verba magistri, et de se transmettre l’article de foi avec l’impassible sérénité de ces traducteurs de Shakspeare ou de Goethe qui de génération en génération se passent le même contre-sens. La mélodie dans Guillaume Tell s’agrandit, prend plus d’espace, l’union de la musique avec le sentiment de la parole se fait plus étroite. Sobriété d’ornement, vérité, puissance : l’orchestre s’enrichit, gagne en profondeur, déroule ses modulations, se répand à pleins bords comme un fleuve, sans se contourner. Les accompagnemens, toujours ingénieux, trouvés, n’ont rien de ces curiosités, de ces agaceries, dont on a tant abusé depuis pour masquer la pauvreté de la phrase musicale. C’est de l’instrumentation dramatique dans sa plus haute acception, et qui, tout en sachant s’effacer discrètement pour laisser aux voix libre carrière, trahit à chaque instant sa présence par la vigueur et l’imprévu des accords qu’elle frappe, et vous donne, quand il le faut, sa mesure symphonique, comme dans ce morceau final, suprême couronnement du chef-d’œuvre et dont se ferait gloire la Pastorale de Beethoven. Cela débute par un ranz des vaches, et, montant peu à peu, se renforçant, s’élève à la plus grandiose expression d’un hymne à la liberté. Jamais plus solennel crescendo ne s’entendit. On éprouve le ravissement du sublime, les yeux se remplissent de ces larmes d’admiration que la présence du beau arrache à ceux qui savent le moins ce que c’est que de pleurer au théâtre. Quel apaisement dans cette mélodie, dans cette paraphrase! Au-delà de ce calme, de cet absolu élancement vers la lumière, l’esprit ne réclame plus rien. On sent que l’œuvre est achevée.


II.

Achevée aussi la période militante du génie. Quarante ans encore avant d’aller rejoindre dans les champs Élysées les chères ombres d’Haydn et de Mozart, l’ombre du grand artiste vaguera sur le sol