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fondu. Il s’agit bien de se demander ce qu’un tel homme sait et ce qu’il ignore. Ce qu’il touche de la main, saisit de son regard, devient aussitôt musique; comme dans la fable de Deucalion et Pyrrha les pierres mêmes qu’il remue prennent figure humaine et vivent. Dans le Paris volcanique d’alors, en proie aux agitations de toute espèce, d’immenses ressources allaient le solliciter, l’orchestre d’Habeneck, la troupe et les chœurs de l’Opéra. Tenons-nous au côté purement technique, écartons les points de vue généraux déjà traités par nous à cette place[1]. L’aventureux, mais non présomptueux artiste tâtera cette fois son terrain. Avant d’aborder le public parisien, il verra le monde et ne se livrera qu’à bon escient. C’est d’abord par des œuvres d’une importance relativement moindre qu’il engage la partie, le Siège de Corinthe, Moïse, des arrangemens et des remaniemens. Ici commence son antagonisme contre la versification française en musique, antagonisme dont il eut par la suite tant de peine à revenir, si tant est qu’il en soit jamais revenu. «Je ne pouvais en croire mes oreilles, s’écriait-il, parlant de cette époque; ce texte adapté à ma musique me semblait horrible! Nourrit, qui m’entendait gémir, trouva cependant que je m’exagérais le mal. Je vis que tout le monde autour de moi pensait là-dessus comme lui. Je me dis alors qu’il serait fort ridicule de se montrer plus difficile que les Français, et laissai les choses aller leur train; mais, quant à mon impression personnelle, je ne dois point cacher qu’elle est toujours restée la même. » Singulière antipathie chez le maître qui de tous, sans en excepter Gluck, a le mieux compris notre grande prosodie, et dont les récitatifs du Siège de Corinthe et de Guillaume Tell devaient rester comme les plus admirables modèles que la langue musicale française puisse offrir!

La véritable œuvre de transition fut le Comte Ory, non que Rossini rompe absolument avec son italianisme; un maître ne se renie point, il se modifie. Après la première manière vient la seconde, la troisième; mais à travers les différens styles l’individualité continue à se faire jour. Dans le Comte Ory, les procédés techniques se renouvellent, les accompagnemens se francisent en quelque sorte, le trait d’esprit s’affile; tout en retrouvant la virtuosité caractéristique qui jusque dans Guillaume Tell marquera sa trace, vous distinguez une forme plus pure, plus curieusement ouvrée. C’est mieux écrit, mieux rimé, pourquoi ne le dirais-je pas? puisque l’esthétique d’un art est tout aussi bien celle de l’autre : omnes artes cognatione quadam inter se contimuantur. Et quelle parfaite élégance dans les

  1. Voyez dans la Revue des 1er, 15 mai et 1er juin 1854, Rossini, sa vie et ses Œuvres.