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ces facultés surabondantes n’eussent-elles existé qu’à un degré moindre, force eût été de les exploiter ; il s’agissait de musiquer pour vivre, de travailler au jour le jour et sur commande. « Quand je rencontrai Meyerbeer à Rome, nous disait-il, je vis un jeune homme riche, élégant, un homme du monde voyageant pour son plaisir et pour son instruction. Aux renseignemens qu’il me demanda, je répondis en lui indiquant les bibliothèques, les écoles, que je n’avais pas le temps de fréquenter, moi, pauvre diable obligé de produire quand même ! »

Ou n’a point assez tenu compte à Rossini de ces tribulations de la première heure. Cette manière que nous avons d’abstraire les gens du milieu où ils ont vécu, de ne prendre en considération ni les goûts d’une époque ni ses courans d’idées, nous a fait concentrer toute notre admiration, tout notre intérêt, sur l’auteur de Guillaume Tell. Ce pompeux XVIIe siècle, dont la tradition invétérée nous gouverne, imprime à tous nos jugemens une irrésistible tendance vers les unités. L’homme dans son activité militante et changeante, l’œuvre diverse et ondoyante selon les temps et les circonstances, nous semblent des sujets trop complexes. Nous n’en voulons qu’à ce qui est tout d’une pièce, et demandons autant que possible à n’avoir affaire qu’au héros, au chef-d’œuvre : goût classique, national, et qui au demeurant simplifie beaucoup les choses. Découvrir le beau absolu, alors qu’il est partout, comme dans Guillaume Tell, n’exige point un grand effort d’esprit. Le vrai discernement serait plutôt d’apprécier à leur valeur relative tant d’inspirations mélodiques, de rhythmes heureux, trouvés, que Stendhal et sa génération aveuglément portaient aux nues, et que nous affectons de rabaisser aujourd’hui sous l’influence d’un dilettantisme quelque peu imbu de pruderie allemande. Je sais tout ce qu’on a pu dire contre la virtuosité de l’école italienne et son abus de la vocalisation ; mais, sans approuver l’excès, n’est-il pas permis de reconnaître que certains ornemens bien ménagés, loin de nuire à la vérité dramatique, viennent au contraire en relever l’expression ? Pourquoi la musique n’aurait-elle pas, comme l’architecture, la peinture, un style fleuri ? Qu’on se rappelle les arabesques de Raphaël, et dans l’art de la renaissance ces épanouissemens, ces enroulemens délicats, merveilleux. Nombre de gens confondent les traits, les fioritures, avec ces formules banales infatigablement reproduites au bout de chaque phrase. C’est un tort. Si les mœurs relâchées des compositeurs d’un autre âge ont donné libre cours à ces cadences toujours les mêmes et qui correspondent à certaines péroraisons consacrées du style épistolaire, il y a des traits dont l’invention vaut une idée.