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la génération spontanée et les panspermistes ou partisans des germes se produisait au temps de Voltaire dans les formes mêmes où nous l’avons vue renaître de nos jours.

La question de la variabilité des espèces fut encore une de celles dans lesquelles Voltaire intervint ; cette question en effet se lie naturellement à celle de la génération spontanée. En supposant que la matière peut s’organiser sans germes et donner ainsi naissance à des êtres inférieurs, en y ajoutant que les espèces peuvent se modifier graduellement et former une série continue de végétaux et d’animaux de moins en moins imparfaits, on construit un système qui enferme dans un cadre unique tous les phénomènes de la nature vivante. On embrasse ainsi d’un seul coup d’œil la chaîne entière des êtres — depuis les plus rudimentaires jusqu’aux animaux supérieurs, et il semble que l’on saisisse le procédé même par lequel la nature crée l’infinie variété des existences. Un pareil système s’est de tout temps offert à l’esprit de quelques naturalistes, et il se présente, il faut l’avouer, sous des dehors si brillans, il satisfait si bien l’imagination, que ceux même qui le regardent comme réfuté par l’expérience sont toujours tentés d’en retenir quelque chose ; mais Voltaire n’était pas tendre pour de pareilles fantaisies, et il se montra fermement attaché au principe de la fixité des espèces. Il faut dire que la doctrine qui fait naître les espèces les unes des autres ne se produisait au milieu du XVIIIe siècle que comme une pure utopie : les recherches paléontologiques, qui devaient plus tard lui fournir ses argumens les plus sérieux, n’étaient pas encore inaugurées ; en somme, elle n’avait à fournir aucune donnée certaine, et elle avançait naïvement les assertions les plus monstrueuses. C’est ainsi que le fameux Telliamed, prétendant que nos premiers ancêtres avaient été des poissons devenus d’abord amphibies, puis convertis en animaux terrestres, appuyait son opinion sur les fables des sirènes et des tritons[1] ; bien plus, il arguait des indications que venait de donner un capitaine anglais qui avait traversé les parages du Groenland, et qui y avait vu des Esquimaux naviguant dans leurs chaloupes. Un de ces malheureux avait été pris par les Anglais et était mort de chagrin à leur bord sans proférer une parole et sans toucher aux alimens qu’on lui présentait. Telliamed n’hésite pas à voir dans cet Esquimau une sorte de monstre marin muet et couvert d’écaillés de la ceinture jusqu’en bas, un « témoin » des races intermédiaires entre le poisson et l’homme. On conservait à Hall, en Angleterre, dans la salle de l’amirauté, la barque du Groënlandais

  1. Voyez, pour plus de détails sur les opinions de Telliamed, un travail de M. de Quatrefages sur les Précurseurs français de Darwin dans la Revue du 15 décembre 1868.