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risant le culte de ce dieu de la guerre, a commis une grave inconséquence et accru les difficultés qui embarrassaient sa marche. — Il est à peine nécessaire de dire que Léopold n’en a point rencontré de pareilles.

C’est sa méritoire répugnance pour la guerre qui a perdu Louis-Philippe, en l’attachant à la politique de résistance comme à son ancre de salut. Il y a persisté jusqu’au point de fausser les ressorts du gouvernement constitutionnel. Il repoussait toute réforme, non par intérêt personnel, mais parce que les réformes devaient amener au pouvoir une opposition imbue d’idées belliqueuses et révolutionnaires, dont le triomphe n’aurait pas tardé, croyait-il, à déchaîner les violences et les guerres d’un « 93 perfectionné. » Pour échapper à ces calamités, il lui fallait sa politique, son ministère, sa majorité. Léopold a eu la politique et les ministres que la nation voulait. Louis-Philippe parlait trop, agissait trop, et faisait croire son action plus personnelle, plus dominante qu’elle ne l’était réellement. Léopold au contraire n’épargnait rien pour n’avoir pas à agir, et, quand son intervention était nécessaire, pour la dissimuler. Il n’est pas bon qu’un ministre puisse être considéré comme l’unique dépositaire de la confiance et le représentant en titre des volontés du roi, car tout changement de majorité est un échec pour la couronne. Il faut qu’à chaque idée nouvelle qui acquiert de l’autorité dans le pays, des hommes nouveaux puissent entrer dans le parlement, afin de l’y exposer et d’y gagner des adhérens jusqu’à ce qu’ils arrivent au pouvoir pour la réaliser, — puis qu’ils fassent place à leur tour aux défenseurs d’une amélioration plus radicale, les ministères se remplaçant comme des vagues qui se succèdent dans la marée montante du progrès. On ne dira pas que le roi Léopold avait du génie ; mais il possédait ce qui est plus utile à un souverain constitutionnel, cette rare justesse d’esprit qui lui dicta la ligne de conduite la meilleure pour faire réussir le régime qu’il s’était trouvé appelé à inaugurer. Lord John Russell proclamait un jour au parlement que nul règne n’a été plus glorieux et plus utile à l’Angleterre que celui de la reine Victoria, parce que c’est sous ses auspices que le gouvernement parlementaire a été pratiqué dans toute sa sincérité. C’est aussi le témoignage que le roi Léopold se rendait à lui-même. Si la monarchie de juillet a succombé en France, ce n’est point par les vices du régime parlementaire, c’est plutôt parce qu’il n’y a pas été appliqué dans le même esprit qu’en Belgique, ni fondé sur les mêmes libertés.


EMILE DE LAVELEYE.