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En 1831, en recevant les délégués du congrès, Léopold avait dit : « Je me suis trouvé dans tant de positions singulières et difficiles que j’ai appris à ne considérer le pouvoir que sous un point de vue philosophique. Je ne l’ai désiré que pour faire le bien, et le bien qui reste. » Ce ne furent point là de vaines paroles. Il ne régnait pas pour satisfaire le goût de la domination, et en aucune circonstance il n’essaya d’étendre la prérogative royale. On rapporte qu’en 1848 Léopold aurait dit à ses ministres que, si la Belgique croyait ne plus avoir besoin de lui, il ne voudrait pas être un obstacle à ses nouvelles destinées. M. Juste n’a point recueilli ce mot légendaire, mais à coup sûr il était dans l’esprit du roi, qui ne ressentait pour le pouvoir aucun goût égoïste. Et en effet quand tant de trônes sont renversés non-seulement par les peuples, mais par les rois eux-mêmes, se trouverait-il beaucoup d’hommes au cœur élevé qui voulussent échanger le calme de la vie privée contre les responsabilités et les soucis du pouvoir souverain, s’ils n’y étaient poussés par l’idée d’être utiles ? Une liste civile peut tenter des aventuriers, mais quels plaisirs peut-elle procurer que doive se refuser un riche particulier ? Le mélancolique dégoût des grandeurs, si fréquent aujourd’hui chez les princes, et la difficulté de trouver de bons candidats pour les trônes vacans ne doivent pas étonner. Léopold lui-même n’a pas échappé à ces tristesses, dont il se distrayait par les voyages et le travail. Ce qui prouve que l’idée d’un devoir et non une ambition vulgaire l’attachait à ses hautes fonctions, c’est qu’il semblait ne se souvenir du pouvoir dont il était investi que quand il croyait l’intérêt du pays en question.

Le succès de ce long règne a été tel qu’il a frappé le monde entier. À quoi a-t-il tenu ? À ce que Léopold a compris avec un tact supérieur quelle devait être la conduite d’un roi constitutionnel dans nos sociétés modernes. On a dit que le meilleur des souverains serait un lord anglais habitué à traiter les grandes affaires au sein d’un parlement libre et d’une nation jalouse de ses droits. Il est certain que l’Angleterre envoie à tout moment au Canada, au Cap, en Australie, aux Indes, des vice-rois qui ne gouvernent pas sans éclat, et il est probable que si les peuples d’Europe plaçaient un Peel, un Gladstone ou un Stanley sur les trônes que de temps en temps ils se croient obligés de rendre vacans, ils auraient moins souvent à recommencer l’épreuve. Léopold était précisément le type achevé du grand seigneur anglais, comme l’a été aussi le prince Albert. Il avait exactement les qualités qu’il faut à ce régime politique délicat, qui vit de prudence, de transaction et d’abstention, et qui se déforme et meurt sous une main impatiente, violente ou obstinée. Par opposition à ce régime, jugé trop difficile ou trop faible, on a introduit depuis quelques années en France, confor-