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fit preuve de cette prévoyance et de cette sagesse dont l’expérience avait doué son esprit naturellement sagace et juste. Le chef du gouvernement provisoire hellénique, Capodistrias, lui avait transmis l’appel de la Grèce, et les grandes puissances lui en avaient offert la couronne. Il accepta, mais à la condition qu’on accorderait au nouveau royaume des limites qui, en donnant satisfaction au sentiment national, lui permissent de se développer en paix. Il réclama avec instance les îles ioniennes et l’île de Crète. La Crète doit appartenir au maître des Dardanelles, répondit lord Aberdeen, et Léopold refusa de monter sur un trône chancelant, au milieu d’un peuple froissé dans son orgueil, mécontent de son sort, et aspirant à s’adjoindre les territoires qu’on lui avait imprudemment refusés. Les circonstances actuelles montrent combien les prévisions du prince étaient fondées. Pour avoir refusé de faire alors en Orient la juste part du principe des nationalités, les grandes puissances voient se redresser devant elles aujourd’hui la rivalité de la Grèce et de la Turquie précisément à propos de cette île de Crète, dont Léopold demandait l’annexion au royaume hellénique il y a quarante ans.

Quand la Belgique offrit à son tour la couronne à Léopold, il montra aussi quelque hésitation. Deux difficultés l’arrêtaient. La première était une question de limites : la Belgique prétendait conserver les deux provinces de Limbourg et de Luxembourg, qui voulaient rester belges. La conférence de Londres voulait les adjuger à la Hollande, qui les réclamait au nom des traités. La seconde difficulté provenait des dispositions de la constitution votée par le congrès, et qui, aux yeux des hommes d’état les plus expérimentés, ne semblait pas offrir assez de garanties à l’exercice du pouvoir royal. « Cette constitution, mal rédigée et presque inexécutable, serait la plus mauvaise de l’Europe, si celle de la Norvège n’existait pas, » disait encore le prince de Metternich en 1848. Léopold demanda l’avis de son secrétaire, le baron de Stockmar. « Il est vrai, répondit celui-ci, que le pouvoir du roi et de ses ministres est fort limité. Il faudra voir si toutes ces libertés peuvent s’accorder avec l’ordre ; essayez si vous pouvez régner dans l’esprit de la constitution en y apportant une grande délicatesse de conscience. Si les institutions nouvelles ne marchent pas, il sera temps de demander aux chambres de modifier le pacte fondamental. » — « On voit bien, dit un jour en souriant le prince aux délégués du congrès, que la royauté n’était pas là pour se défendre, car vous l’avez assez rudement traitée. Votre charte est bien démocratique. Cependant, en y mettant de la bonne volonté de part et d’autre, je crois qu’on pourra marcher. »

La constitution belge consacrait en effet une série d’innovations