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sélection naturelle apparaissant comme la conséquence forcée de cette lutte. Chez les euchores, les plus forts, les plus agiles, gagnent la tête, repoussant en arrière les faibles, les alourdis. Les plus dures conditions d’existence incombent ainsi à ceux-là mêmes qui peuvent le moins résister : leur mort devient inévitable, et l’épuration du troupeau en est le résultat.

Bien que reconnaissant l’exactitude de ces faits, quelques naturalistes ont vivement critiqué le terme de sélection et le rapprochement établi par Darwin entre ce qui se passe dans la nature et les procédés mis en œuvre par les éleveurs. C’est, a-t-on dit, prêter aux forces naturelles une sorte de spontanéité raisonnée qu’on ne saurait admettre. Sans doute ; mais le savant anglais a répondu d’avance en signalant le premier ce que l’expression a de métaphorique. Quant au rapprochement lui-même, il est parfaitement fondé. Entre la lutte qui tue et l’éleveur qui d’une manière quelconque empêche les individus les moins parfaits de concourir à la production, il n’y a pas grande différence ; parfois la similitude est complète. Un cheval hongre, un bœuf, un mouton, un chapon, tout en conservant leur vie individuelle et continuant à rendre des services à leur propriétaire, n’en sont pas moins morts pour l’espèce. À ce point de vue, les seuls individus survivans sont ceux que nous appelons étalon, taureau, bélier, coq. M. Naudin, Darwin, ont eu raison d’assimiler notre sélection intelligente et raisonnée à l’élimination qu’entraîne nécessairement le jeu des forces organiques et inorganiques. Seulement tous deux se sont mépris quant au résultat final, et n’ont pas fait une assez large part à l’intelligence. J’espère montrer qu’une fois engagé dans cette voie l’homme a fait plus que la nature.

On ne saurait donc contester ni la sélection ni les suites qu’elle entraîne lorsqu’il s’agit des formes et des fonctions organiques ; mais peut-on admettre qu’elle existe et agisse de la même manière sur le je ne sais quoi que nous appelons l’instinct ? Darwin s’est posé cette question, et l’a naturellement résolue dans le sens de l’affirmative. Ici encore on ne peut qu’adopter sa manière de voir dans une certaine limite. En fait, les instincts sont variables comme les formes. Nous voyons chaque jour, sous l’empire de la domestication, les instincts naturels s’effacer, se modifier, s’intervertir. Certainement aucun des ancêtres sauvages de nos chiens ne s’amusait à arrêter le gibier ; le sanglier, devenu domestique, a perdu ses habitudes nocturnes. Dans la nature même et sous l’empire de conditions d’existence nouvelles, nous constatons des faits analogues. Troublés dans leurs paisibles travaux, les castors se sont dispersés et ont changé leur genre de vie ; ils ont remplacé leurs anciennes cahutes par de longs boyaux percés dans la berge des fleuves : d’animal sociable et bâ-