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en présence d’un géomètre étonné qui ne pouvait la suivre. » Il nous faut prendre la moyenne, comme il convient ordinairement de le faire, entre ces jugemens de témoins intéressés. L’aptitude naturelle de Mme du Châtelet pour les sciences ne peut être contestée; mais il y avait bien aussi dans sa constance à les cultiver quelque chose d’un rôle soutenu avec effort

Au reste Emilie n’était pas seulement sensible aux sciences, elle goûtait tous les genres de travaux auxquels Voltaire appliquait son activité. Mme de Grafigny l’accuse bien d’exercer une pression constante sur Voltaire pour le détourner de la littérature. « Elle lui tourne la tête, dit-elle, avec la géométrie : elle n’aime que cela; » mais Emilie s’est défendue elle-même de ce reproche. « Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques, écrit-elle à l’ami de Voltaire, au comte d’Argental. Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art. C’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte. On peut donner des préférences, mais pourquoi donner des exclusions? La nature nous a laissé si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes! Faudrait-il n’en ouvrir qu’une? » Quant à Voltaire, on pense bien que son génie était capable de mener de front toutes les études et tous les travaux. Il écrit à ses amis de Paris, à Cideville, à Thiriot, au comte d’Argental : « Nous étudions le divin Newton à force. Vous autres vous n’aimez que les opéras. Eh! pour Dieu! aimez les opéras et Newton. C’est ainsi qu’en use Emilie. » Et encore : « J’aime les gens qui savent quitter le sublime pour badiner. Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles, je l’en estimerais davantage. Celui qui n’a qu’un talent peut être un grand génie, celui qui en a plusieurs est plus aimable. » Il écrit encore à Cideville : « Newton est ici le dieu auquel je sacrifie, mais j’ai des chapelles pour d’autres divinités subalternes, » Il y a cependant des momens où la physique et la géométrie l’absorbent complètement; l’époque de sa plus glande ferveur est entre les années 1736 et 1738. Les travaux littéraires sont alors délaissés par instans. Il écrit à Thiriot : « Les comédiens comptaient qu’ils auraient une pièce de moi cet hiver, mais ils ont très mal compté. Je me casse la tête contre Newton, et je ne pourrais pas à présent trouver deux rimes. » M. d’Argental et son frère, M. de Pont-de-Veyle, le pressent du moins de corriger l’Enfant prodigue¸ qui n’a besoin que d’être revu pour être remis aux comédiens. Il leur répond : « Je vis en philosophe, j’étudie beaucoup, je tâche d’entendre Newton et de le faire entendre. Il